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Culture

‘I Feel Love’ : Donna Summer et Giorgio Moroder ont posé les bases de la dance music telle que nous la connaissons

L’année 1977 a célébré l’avènement de l’ère disco dans le monde entier

  • Texte : Bill Brewster | PHOTOS: GETTY/REDFERNS
  • 1 August 2017

Le 26 avril 1977, Studio 54 ouvrait ses portes à New York. Bianca Jagger arrive alors au club pour sa soirée d’anniversaire drapée d’une robe rouge diaphane, perchée sur le dos d’un cheval blanc dirigé par un homme nu. La photo fait le tour du monde cette nuit là, offrant au disco l’une de ses images les plus iconiques - et le club devient immédiatement synonyme de glamour et d’excès. Cinq mois plus tard, le film qui fait entrer le disco dans la culture populaire fait sa grande première à Hollywood : Saturday Night Fever, avec John Travolta, un mec de Brooklyn qui vit pour la danse (et les costumes bariolés). Le fait que le film n’ait que peu de rapports avec les racines populaires du disco avait peu d’importance. Le disco entre alors dans la culture de masse.

Entre ces deux événements est arrivé ‘I Feel Love’, produit par Giorgio Moroder et Pete Bellote, et parfaitement porté par la voix de Donna Summer. Sorti il y a 40 ans, le titre n’a pas pris une ride. C’est l’an zéro de la dance music; la chanson qui a marqué le début de notre voyage au fil des ères disco, house, techno et au-delà - et dans la version osée et psychédélique de Patrick Cowley, a inspiré le plus grand remix de tous les temps.

Le crew avait passé quelques bons mois à Musicland Studios. Au plus profond du bas-ventre d’Arabella High-Rise Building dans le district Bogenhausen de Munich, ce collectif pan-européen est aux rênes d’une collection de hits qui avaient révolutionné le disco. Mené par les co-producteurs Giorgio Moroder et Pete Bellotte, son équipe avait fait une percée majeure avec le hit de Donna Summer, ‘Love To Love You Baby’ qui avait fait son apparition dans les charts pop de l’époque - après avoir été banni des ondes Radio 1 pour son caractère sulfureux.

Donna Summer faisait partie d’une clique de musiciens itinérants et de performers échoués à Munich à un moment où l’industrie du disque connaissait son apogée. Initialement sélectionnée comme membre de la troupe de la comédie musicale Hair en Allemagne, elle s’établit rapidement comme chanteuse et enchaîne les sessions d’enregistrement. Elle devient partie intégrante du studio. « On était devenu bons amis, » raconte Moroder, « c’était une chanteuse incroyablement talentueuse, elle pouvait improviser mais était aussi très disciplinée. En tant que personne, elle avait un bon sens de l’humour. » Selon Bellotte, l’une des raisons pour lesquelles ils prenaient plaisir à travailler avec elle était son manque d’intérêt flagrant pour le processus d’enregistrement. « Pendant toute la durée de notre collaboration il n’y avait jamais la moindre friction entre nous. On était vraiment chanceux, car elle ne s’intéressait pas du tout aux productions. Elle arrivait au studio vers 4 heures de l’après midi et papotait pendant des heures. Puis elle regardait sa montre et disait ‘Oh, il faut que je file!’, entrait dans le studio et chantait le morceau en une seule prise - et s’en allait. »

Les sessions pour ‘I Remember Yesterday,’ le cinquième album de Donna, avançait rapidement. « Tout s’est passé si vite, » explique Bellotte. « Notre ingénieur Jürgen était rapide, et les musiciens aussi. Les albums évoluaient rapidement, on ne traînait jamais. On fonctionnait parfaitement et tout le monde faisait bien son travail. » Un contraste parfait avec leur label Américano-Britannique Casablanca Records, constamment pris dans des blizzards de cocaïne : il y avait peu d’excès à Musicland Studios. Deux des membres de l’équipe, Bellotte et l’ingénieur Jürgen Koppers, étaient complètement sobres, et Giorgio buvait peu. Il n’y avait pas de drogue.

‘I Remember Yesterday’ était un concept album, confectionné par Bellotte et inspiré par le roman d’Anthony Powell, A Dance to The Music Of Time (également le titre original du LP). Chaque chanson évoque l’atmosphère d’une décennie, du swing des années 40 aux 60’s avec les Shirelles et autres Supremes, le funk et disco des années 70 avant de s’interroger sur l’avenir avec le morceau final, ‘I Feel Love’.

L'emploi de la musique synthétisée pour donner une atmosphère futuriste était pratique courante dans les films de science-fiction. Déjà en 1951, le theremin faisait son apparition dans le film de série B The Day The World Stood Still, alors que le pionnier de la musique électronique Wendy Carlos avait noyé la B.O d’Orange Mécanique sous des nappes de synthé.

Le plan était de produire la chanson exclusivement à l’aide d’un Moog Modular 3P. Le seul problème était de trouver l’instrument en question. Heureusement, le compositeur classique Eberhart Shoener en possédait un. Connaissant le caractère récalcitrant de la machine, ils se résolvent à employer les services de l’assistant ingénieur de Schoener, Robby Wedel. Comme le confie Moroder, « J’avais besoin de ses services car même si j’en avais eu un, je n’aurais jamais pu en tirer quoi que ce soit. »

Avec ses quatre modules et des baies de brassage interminables, on aurait dit une mini Tardis. Belotte ne revenait pas des capacités de Wedel à manier un engin aussi complexe: « On a écrit la première piste. Robby a alors dit, ‘OK, vous voulez synch la prochaine piste?’ On ne savait même pas ce que ça voulait dire. Alors il a ajouté ‘J’ai inscrit une tonalité synch du Moog pour que tout ce qu’on enregistre sur le prochain morceau s’y ajoute.’ Lorsqu’on a rentré la piste suivante, c’était parfait. C’était une révélation pour nous. Le plus surprenant avec Robby Wedel, le héros méconnu de toute cette entreprise, c’est que Robert Moog lui-même ne savait rien de cette fonctionnalité - il ne savait pas que cette synchronisation était possible. »

Petit à petit, la chanson prend forme. Pour les hi-hat ils produisent un son blanc en utilisant la machine et le découpent, alors que la bassline si reconnaissable était un son séquencé produit par Wedel. Mais ils ne pouvaient pas produire un kick-drum suffisamment lourd, et font donc appel aux services du batteur Keith Forsey pour le seul élément humain du morceau : sept minutes de battement répétitif et intense. « On s’est bien amusés avec le Moog mais le problème, c'est qu’il se désaccordait toutes les cinq minutes. », se rappelle Moroder. « C’était un vrai désastre. Avec ‘I Fell Love’, je pense qu’on pouvait faire vingt à trente secondes et on s’arrêtait. Puis on revenait, on l’accordait et on le plaçait dans le mix. Une vraie galère. »

Summer et Bellotte écriraient bientôt les paroles, et Pete s’est rendu chez elle un soir. Summer était au téléphone, donc il s’attelle à la tâche. Après avoir attendu trois heures, les paroles étaient complètes et elle est redescendue. Elle dit alors à Bellotte: « Je suis vraiment désolée mais j’étais au téléphone avec mon astrologue à New York. On discutait de ma relation amoureuse. »

« Elle était alors avec un mec, Peter Mühldorfer mais elle venait de rencontrer Bruce Sudano du groupe Brooklyn Dreams, et elle était tombée amoureuse, » se rappelle Bellotte. « Elle avait appelé l’astrologue pour se renseigner sur le signe et les cartes de Bruce; l’astrologue avait décidé qu’elle devait aller avec lui. Elle est descendue et a dit ‘J’ai pris ma décision’. Donna, les paroles à la main, se rend au studio et enregistre la chanson en une seule prise.

« ’I Feel Love’ est la combinaison unique d’un synthétiseur gonflé à bloc et des vocaux rêveurs, déterminés et extatiques de Summer » a écrit Vince Aletti dans sa colonne du 13 août 1977 pour Record World. « Le rythme est sauvage et profondément accrocheur avec des effets de synthétiseur particulièrement agressifs et poignants. Une fois de plus, c’est une production sans précédent dans la carrière de Summer, Moroder et Bellotte. » Lors d’une session d’enregistrement pour Low, l’album de Bowie aussi enregistré en Allemagne, le producteur Brian Eno est arrivé un jour après avoir écouté la chanson pour la première fois et dit alors « J’ai entendu le son du futur. C’est celui-là, ne cherche plus. Ce single va changer le son club pour les 15 prochaines années. »

Malgré l’éventuel engouement pour le morceau, peu de membres de Casablanca y croyaient vraiment. « Je me souviens, au tout début, Neil Bogart [le Directeur de Casablanca, ndlr] était intéressé, mais pas autant que j’aurais aimé », se remémore Giorgio. En fait, ‘I Feel Love’ sortirait initialement comme la face B de la ballade ‘Can’t We Just Sit Down (And Talk It Over)’. Personne ne semblait avoir la moindre idée de ce qu’ils avaient fait. « Pour nous c’était juste un morceau comme un autre et on ne pensait pas que c’était un single à part entière, » raconte Bellotte. « Quand il est sorti, on ne pensait vraiment pas avoir fait quelque chose de spécial. On ne le trouvait pas révolutionnaire. » Mais la chanson a commencé à prendre dans les clubs, d’abord au Royaume-Uni où elle reprend la face A. ‘I Feel Love’ devient alors le plus gros hit de Donna Summer au Royaume-Uni et atteint la 6e position dans le chart US Hot 100.

Jusqu’à ‘I Feel Love’ les synthétiseurs étaient le domaine de musiciens sérieux comme Keith Emerson, Jean-Michel Jarre ou Tangerine Dream, ou utilisés comme accessoires de fantaisie dans les tubes d’un jour comme ‘Popcorn’ de Hot Butter ou même le premier hit de Moroder et Bellotte, ‘Son Of My Father’. ‘I Feel Love’ était le rejet de l’intellectualisation du synthétiseur au profit du plaisir pur.

Son influence fut immédiate et durable. Son ADN semblait contaminer sans effort d’autres titres comme le classique ‘Hot On The Heels Of Love’ par Throbbing Gristle; Il eu inévitablement un impact énorme sur la scène disco: ‘War Dance’ de Kebekelektrik ou le tube pop de Blondie ‘Heart Of Glass’, qui poussera d’ailleurs Debbie Harry à dire plus tard « Chris et moi adorions Donna et ‘I Feel Love’; à l’époque c’était innovant et sexy. »

À ce moment là, le roi du disco à New York était Nicky Siano de The Gallery, qui se souvient du chef de promotions de Casablanca Mark Paul Simon arrivant à une soirée endiablée au club durant l’été 1977 avec un disque du titre alors inédit. Il lui demande de le jouer. « Tout le monde savait que les DJs ne jouaient rien devant la foule sans l’avoir écouté d’abord, » dit Nicky, qui accepte de l’écouter dans son casque. « J’ai pris mon souffle et j’ai mis la grosse galette sur ma troisième platine. J’ai collé mon oreille à l’écouteur en m’attendant à entendre la production habituelle de Summer/Giorgio. Mais ça n’avait rien à voir. J’ai entendu une ligne de synthé syncopée, plus fraîche que tout ce que j’avais entendu ces dernières années. Ce n’était pas juste un nouveau titre, c’était un nouveau style de production. J’ai fait confiance à mon instinct et je l’ai passé. C’est très rare de voir la foule danser sur un titre avec autant d’enthousiasme dès la première écoute. La salle a explosé et j’ai fait l’expérience d’un son qui allait changer les titres club pour toujours. » Quand Marc refuse de lui laisser la galette, Nicky le fait jeter du club. « J’avais un tel statut dans la musique à l’époque qu’il a demandé à Donna Summer de me téléphoner pour s’excuser. On s’est réconcilié. »

« Au tout début, je ne pensais pas que ‘I Feel Love’ aurait un tel impact, » décrit Moroder. « Mais dix mois plus tard, on pouvait entendre la même ligne de basses sur d’autres titres. Je dois dire, c’est assez dur de trouver un titre dance music de nos jours qui n’ait pas un peu de la basse de ‘I Feel Love’. Même si vous ne l’entendez pas, souvent elle est bien là et il est même assez difficile de ne pas l’utiliser. »

Et son influence grandit et rayonne dans le monde entier. Hi-NRG, le son gay propulsif inventé par Patrick Cowley, se tient sur ses épaules; la nouvelle explosion electro-pop romantique du Royaume-Uni a la même origine; Italo-house, l’une des pierres fondatrices de la house, en est dérivé; et la techno, toute aussi amoureuse des synthés allemands glacials qu’elle était P-funk, doit énormément à cet étrange et beau chef-d’œuvre tectonique.

« En 1977, mes parents ont ouvert leur propre night club à côté de Frankfurt, » raconte Sven Väth. « Je me souviens très clairement de la sortie de ce morceau formidable. Je l’ai écouté en boucle pendant des mois. À la maison, au club de mes parents et quand j’ai commencé à mixer en 1980, je l’ai rincé. Encore aujourd’hui, c’est un titre pour les moments magiques. »

De fait, le titre est devenu un régulier des clubs depuis sa sortie, et un classique gay. « En tant que jeune DJ j’étais absolument subjugué de voir comment Laurent Garnier le mixait avec de la house ou de la techno selon la direction qu’il voulait faire prendre à la soirée au moment où il le jouait, » confie le parisien DJ Deep. « Je me souviens aussi que Derrick May avec sa manière bien à lui de le jouer avec de la techno comme si c’était un titre techno comme un autre. »

Un autre producteur contemporain dont le son est vu influencé par le morceau est Ewan Pearson: « Le son de ‘I Feel Love’ - cette bassline « motorik » arpégée - était le son de mes titres dance music préférés, et bon nombre de mes remix sont revenus à ce genre de bassline ». Les pontes de la nouvelle vague, disco Horse Meat Disco n’ont pas peur de sortir Donna quand l’occasion se présente: « On peut dire que c’était le modèle pour toute la musique club contemporaine, » dit Jim Santon. « Il a toujours un impact énorme chaque fois que je le joue. Je trouve que c’est quelque chose que tu ne sur-joues jamais, mais gardes toujours en réserve pour le bon moment dans un set. Il a conservé son élément unique et tout le monde le sait. C’est le joker ultime. »

Erol Alkan confirme. « C’est un morceau qui se sent tout autant chez lui sur le dancefloor d’un mariage que dans les recoins d’un nightclub moite et crasseux. J’ai connu ce titre depuis que j’ai connu la musique, et pourtant il a toujours un effet sur moi. ‘I Feel Love’ mérite d’être transmis à d’autres planètes comme exemple des accomplissements de l’expression humaine. Sans nul doute l’un des plus grands enregistrements de tous les temps. »

Encore aujourd’hui, il semble que nous sommes toujours en passe de rattraper le futurisme que ‘I Feel Love' avait annoncé. Peut-être y arriverons nous dans les quarante prochaines années.

[Image de Donna Summer ci-dessus par Michael Putland]

Initialement paru sur Mixmag UK.

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