Ces femmes à la conquête du marché du vinyle
De plus en plus de femmes achètent et vendent des disques
Ces dix dernières années, le marché du vinyle a pris un nouvel essor. Une tendance qui s’est illustrée en décembre dernier lorsque les ventes d’albums vinyles en Angleterre ont surpassé les chiffres des téléchargement pour la première fois: les ventes de vinyles ayant rapporté plus de 2,4 million de livres, contre 2,1 million pour les ventes digitales.
Ce retournement de situation pour le vinyle est en partie lié à ce qu’on nomme « l’effet Crosley » : la disponibilité renouvelée des platines au prix abordable et nuances Instagram-friendly dans les grands magasins comme Urban Outfitters. Même les supermarchés comme Aldi, Tesco, Sainsbury’s et LIDL misent sur ce nouvel élan de nostalgie pour le format : le vinyle est désormais aussi accessible que le papier toilette.
Mais ce ne sont pas que les supermarchés qui bénéficient du rebond de l’industrie du vinyle. De par le monde, les petits disquaires indépendants qui faisaient il y a quelques années encore figure de reliques du passé connaissent eux-aussi un nouveau souffle.
Des années durant, ces disquaires étaient le lot d’un certain type de fan de musique: le lieu de rendez-vous des puristes du format, des fous du catalogue, les geeks du milieu de la musique que célébrait Nick Hornby dans son fameux roman des années 90 (plus tard adapté à l’écran avec Jack Black et John Cusack) High Fidelity : « Des jeunes, rien que des hommes avec les lunettes à la John Lennon et des vestes en cuir, les bras chargés de sacs en papier carrés. » Mais ces dernières années, alors que les ventes sont en hausse, cette démarcation des genres s’est peu à peu effacée. De plus en plus de femmes achètent et vendent des vinyles, prenant peu à peu leur place dans ce milieu traditionnellement masculin.
Carrie Colliton, co-organisatrice du « Record Store Day » aux Etats-Unis, l’équivalent international de notre Disquaire Day, a noté une évolution certaine dans ses conversations avec les disquaires indépendants. « Quelque chose de vraiment stimulant pour moi est le nombre de femmes qui ouvrent leur propres magasins de disques, » elle confie. « C’est un phénomène qui s’étend à l’ensemble du pays, et quelques uns de mes disquaires préférés sont gérés par des femmes. »
« J’entends des retours de disquaires chaque année qui rapportent de plus en plus de femmes et d’adolescentes qui viennent d’elles-mêmes consommer des disques lors de Record Store Day. Et la même chose se produit avec leur clients de tous les jours, » elle ajoute. Sa partenaire Megan Page confirme une tendance similaire au Royaume-Uni, expliquant que bien qu’il s’agisse encore d’un milieu à dominante masculine, « je pense que les choses ont changé. Je parle de plus en plus à des directrices de magasins et des employées, et c’est quelque chose qui a une influence sur la clientèle des magasins. »
« Nous avons dû nous battre pour être respectées » Lauren Reskin, Sweat Records
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Val’s Halla à Oak Park, Illinois - qui a ouvert ses portes en 1972 - était certainement une exception à l'époque, et pas seulement pour la présence d’un sanctuaire dédié à Elvis dans ses toilettes. Avec pour propriétaire et gérante la légende locale Val Camilletti, le disquaire est resté pendant des années l’un des seuls au monde à être géré par une femme. Et pourtant récemment, comme le souligne l’équipe de Record Store Day, de plus en plus de femmes ont ouvert leur propres boutiques. A Kansas City, on trouve deux magasins détenus par des femmes - Records With Merritt, géré par Marion Merritt, et Mills Records Company, qui a ouvert en mai 2013. Sa propriétaire, Judy Mills, dit qu’en dépit du fait que souvent, « les mecs préfèrent parler musique avec des mecs, » elle est parvenue à établir une affaire fructueuse. En fait « je n’avais pas besoin de reproduire le stéréotype de High Fidelity, et pas seulement parce que c’est mauvais pour les affaires, mais simplement parce que ça ne colle pas à qui je suis. Et je ne suis jamais revenue sur cette décision. »
Et elle n’est pas la seule : la volonté des femmes à s’affirmer dans le monde du vinyle et l’entreprenariat a mené à la création de nouveaux disquaires gérés par des femmes, et ce dans le monde entier. Aux Etats-Unis, on trouve Sisters of Sound à Manhattan, Atomic Pop Shop à Baton Rouge et Permanent Records à Eagle Rock, Los Angeles. Au Royaume-Unis ils sont partout, de Cardiff (Outpost Coffee And Vinyl), Hitchin (Gatefold Music) à Morecambe (Vintage Vinyl) en passant par Chesterfield (Tallbird Records).
Avant que Stevie Freeman ouvre son magasin Union Music Store à Lewes en 2010, comme de nombreuses femmes elle dit qu’elle ne se sentait jamais vraiment à sa place chez les disquaires : « Pas seulement parce que c’était un espace dominé par les hommes, mais aussi parce que ce n’était pas un milieu que j’aimais fréquenter - ils étaient souvent sombres, encombrés, avec des rangées de stock qu’il fallait dépoussiérer. » Pour encourager plus d’acheteuses, à l’ouverture de son propre magasin elle s’est assurée que celui-ci « possédait une grande variété de produits, des cadeaux et des articles variés en lien avec la culture du disque en plus des vinyles. Un espace lumineux, léger et une collection raisonnable. »
Lauren Reskin gère Sweat Record, un disquaire indépendant à Miami qui a ouvert en 2005 et qui compte aujourd’hui un personnel constitué à 80% de femmes. Généralement, dit Reskin, elle ne trouve pas qu’être une femme dans le milieu de la musique l’a empêchée de progresser, mais « nous avons dû nous battre pour le respect de certaines personnes aux idées éculées ou qui nous dénigraient à cause de notre genre. »
« Je n’avais pas besoin de reproduire le stéréotype de High Fidelity. » Judy Mills
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« Nous nous sommes rendues compte plusieurs mois après l’ouverture de Sweat Records que la raison pour laquelle le journal local ne nous avait pas couvert était que leur journaliste - masculin - « nous donnait trois mois. » Eh bien, ça fait longtemps qu’il est parti et Sweat compte maintenant 11 années d’existence à son actif, donc il a clairement sous-estimé nos capacités ! »
Malgré le succès de son propre magasin de disques, Reskin reconnaît qu’il reste encore beaucoup de progrès à faire. « Lorsque je voyage, je vais souvent visiter des disquaires locaux avec mon fiancé, et c’est toujours à lui que les vendeurs s’adressent, » elle raconte. « Je me suis retrouvée dans des situations cocasses où j'aborde le personnel qui ne me prend au sérieux que lorsque je leur révèle que je possède mon propre magasin de disques ! »
Un sentiment que partage Sophie Wooton, qui travaille à Head - un disquaire indépendant basé à Leamington Spa - depuis plusieurs années. Jusqu’en 2015, elle dit « les clients iraient souvent s’adresser à mes collègues masculins, ce qui était assez ironique car je gère le stock, donc si une personne dans le magasin pouvait savoir si nous avions quelque chose, c’était bien moi. »
James Goss, auteur du livre Vinyl Lives, suggère que ce pourrait être dû au fait que même aujourd’hui, « les hommes semblent être mieux reconnus pour leur fascination avec les domaines d’information les plus obscurs et spécialistes - baseball, rugby, qui a enregistré ou joué sur tel ou tel titre. Pour cette raison, les disquaires masculins sont principalement connus pour leur apparente capacité inouïe à se souvenir de ces choses. » Il ajoute qu’en ce qui concerne la diversité du monde du vinyle, il y a encore une marge de progrès considérable dans bien des domaines: « dans toute ma carrière passée à couvrir le milieu des disquaires et le retour du vinyle, j’ai rencontré très peu de propriétaires de différentes origines ethniques. »
« Ça peut sembler bizarre, parce que dans les première heures du disque - au début du 20e siècle - les disquaires se sont mis à fleurir partout dans le pays. Jazz, blues, - des genres souvent associés à la culture afro-américaine - constituaient une part substantielle du marché. » Aujourd’hui, il se demande, ainsi que davantage de femmes, « pourquoi n’y a-t-il pas plus de noirs, hispaniques ou asiatiques derrière ces magasins ? »
Il faut espérer que cette question deviendra bientôt obsolète. Évoquant un échange dans un disquaire de Caroline du Nord l’année dernière, Carrie Colliton de Record Store Day conlue : « Une adolescente noire s’est approchée du comptoir pour acheter un disque de metal et a demandé au caissier à quelle heure ils allaient ouvrir pour Record Store Day. Je lui ai presque sauté dans les bras pour la féliciter d’avoir brisé la quasi-totalité des stéréotypes qui touchent les femmes, la musique et les disquaires. »
Sian Gardiner est journaliste freelance. Retrouvez son portfolio ici.
Adapté de l'anglais par Marie-Charlotte Dapoigny.
Crédits photo: 1 - Sweat Records, 2 - Mills Record Company, 3 - Permanent Records (par Jim Newberry), 4 - Banquet Records (par Sam Haines)