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Reportage

"La réécriture du paysage culturel ne se fera pas sans nous": la scène alternative vent debout face à la crise

Les indépendants de la culture se sont réunis à Lyon pour (ré)imaginer leur avenir

  • Marie Dapoigny | Photos : Ì© Laurie Diaz
  • 30 October 2020

En cette matinée grisâtre d’octobre aux allures de rentrée des classes, c’est un spectacle bien particulier qui se trame dans la salle du théâtre Comédie-Odéon, dans le 2e arrondissement de Lyon : une fois n’est pas coutume, les acteurs sont dans la salle. Dans l’atmosphère calfeutrée de la pièce tapissée de velours rouge, une centaine de délégué·e·s des lieux, événements et médias indépendants de toute la France écoutent studieusement, masqués, les propos de Vincent Carry : « Nous devons agir au niveau national », il assène.

C’est que depuis le mois de mars 2020, alors que tombent les premières annonces d’une interminable série d’annulations de festivals, le directeur d’Arty Farty, structure qui organise les Nuits sonores, a su mobiliser tout un secteur. D’abord circonscrit à la région Lyonnaise, « l’Appel des Indépendants » a rallié près de 1 600 structures françaises ces derniers mois.

Tout l’été durant, elles se sont réunies autour d’une soixantaine d’ateliers organisés dans les métropoles : « il y a eu un engouement assez dingue », explique Paul Berthier, de l’Association pour le Respect de l'Environnement lors des Manifestations Culturelles et Sportives (Aremacs). 151 propositions y ont été formulées. Autant d’idées à décortiquer, débattre, amender par les 150 délégués venus à Lyon mardi 6 et mercredi 7 octobre à l’occasion des “États Généraux des indépendants”. Le but : rassembler leurs suggestions dans un « Livre blanc », dont la publication est initialement fixée au 10 novembre.

Par delà la crise, un besoin d’alternatives

Pour un secteur au moral usé par les fermetures administratives, les annulations et les difficultés économiques, les annonces faites par la ministre de la culture Roselyne Bachelot lors des “États généraux des festivals” la semaine précédente ont laissé une amertume certaine. Sur l’enveloppe supplémentaire de 5 millions d’euros promise aux festivals, on ne se fait guère d’illusion : « On a pu pointer ceux qui vont sortir victorieux : ceux qui sont déjà aidés », annonce Vincent Cavaroc. Lui est venu de Montpellier, où il gère la Halle Tropisme, un lieu de 4000 m2 dédié aux industries créatives. D’Avignon, ils retiennent surtout la vision étriquée et condescendante que leur a renvoyé l’État.

S’ils sont rassemblées là aujourd’hui, c’est bien que les structures indépendantes, la nuit, les tiers-lieux et les arts visuels se trouvent les éternels grands oubliés des institutions. On pointe du doigt l’hermétisme d’un système : des collectivités prises dans un cycle d’éternel renouvellement automatique des subventions, qui excluent les nouvelles générations d’acteurs culturels. « Il faut qu’on sorte d’une logique de sanctuarisation de la culture », insiste Vincent Cavaroc. La coopération, le besoin de se faire entendre et de peser dans le débat n’en paraissent que plus nécessaires.

Quelques minutes plus tard, attablé au déjeuner prévu pour les fondateurs du mouvement, Vincent Carry précise : « Ce n’est pas un combat sectoriel ». Mais un combat de valeurs. Pour ces acteurs principalement issus des musiques actuelles et des médias, les pratiques sont par essence pluri-sectorielles. L’« indépendance », avant-tout un état d’esprit. Une alternative aux propositions uniformes des multinationales, dont M. Macron évoquait récemment l’agressivité et le risque sur la diversité culturelle du pays.

Ce qu’il défend, c’est aussi un écosystème populaire qui s’adresse à la jeunesse face au socle immuable des poncifs du conservatisme culturel comme Versailles ou l’Opéra de Paris, subventionnés à hauteur de 100 et 81 millions d’euros respectivement. Des sommes jugées titanesques en comparaison du budget alloué au spectacle vivant, qui touche en comparaison 200 millions d’euros. Il cite l’analyse du budget du plan de relance de la culture publiée par Alternatives Economiques. Le budget de 5 millions annoncé pour aider les festivals en 2021, après 10 millions en 2020, paraît bien pâle. L’urgence est de mise : le volet “relance” du budget de la culture, en l’état actuel, menace une bonne partie des acteurs indépendants et leurs communautés de disparition.

Une ébullition démocratique

À l’inverse des grands rendez-vous que fréquentent habituellement ces professionnels, on parlera très peu programmation, réseautage et projets sur ces deux journées. L’heure est à l’engagement politique, à l’échange, à la réflexion et à la formulation de solutions concrètes. À la sphère politique, ce rassemblement emprunte d’ailleurs le vocabulaire de la tradition républicaine : « parlement », « doléances », « États généraux », « contrat culturel et social » – une ambition qui se retrouve dans l’énergie des débats, l’ébullition des forces vives. Lors des ateliers, les idées fusent. Une « convention citoyenne de la culture », par exemple. Ou encore « récompenser les structures qui font des efforts » pour la décarbonisation avec un label dédié.

Réunis en groupes thématiques comme « médiation », « responsabilité », « coopération », « financements », les délégués se sont rencontrés par deux fois pour débattre et se fixer de nouveaux objectifs. Ils sont clairs et sans ambiguïté : lutte contre les inégalités et les fractures sociales, pour la diversité et la responsabilité face aux publics, pour la transition écologique, pour la jeunesse, la transmission et la collaboration.

Un engagement et une unité de discours inédits dans le monde des indépendants de la culture. Beaucoup se sont même établis sans espérer beaucoup du milieu politique. « Dans les ateliers, il avait beaucoup de TPE, de nouveaux acteurs entrants. C’est saisissant de voir qu’ils n’attendent souvent rien des pouvoirs publics, pour eux il est acté qu’ils doivent se débrouiller par eux-mêmes (…) ça se superpose à une défiance générale et ce n’est pas très bon. », déplore Anne-Caroline Jambaud, directrice du pôle Idées d’Arty Farty. Mais point de défaitisme lors des différents groupes de travail, commissions et rencontres sectorielles : autant d’assemblées studieuses et engagées représentant différents âges et sensibilités. Comme un exutoire aux heures sombres d’un hiver culturel qui semble n’en plus finir. Chacun semble avoir mis à profit le temps libre pour repenser ses pratiques et imaginer un meilleur vivre ensemble.

Redistribuer les cartes

Pour mettre en perspective leurs travaux, chaque thématique est accompagnée de « grands témoins » – universitaires, chercheurs et auteurs. « Les pouvoirs publics tentent de nous dépolitiser », affirme le géographe Michel Lussaut à la fin de l’atelier « écologie, égalités et inclusion », dans un discours inspirant. « Nous devons acter une action politique complètement nouvelle. Car jusqu’à présent l’action politique a toujours été territorialisée, localisée et calée sur un agenda de l’immédiateté. »

Dans cet atelier bien peuplé, un nombre important de pistes ont été explorées face aux freins institutionnels : ici, un manifeste contre le design addictif est en cours. Là, on propose des instruments pour instaurer davantage de transparence sur les bilans carbone et le respect des Accords de Paris. Créer un manifeste des transports doux. Limiter les transports des artistes en avion. « Les publics nous forment autant qu’on forme le public », conclura le grand témoin Jacopo Rossi, collapsologue, soulignant au passage la nécessité d’inclure les autres éléments de l’écosystème culturel – les artistes, les institutions, les spectateurs – au processus.

Si les retombées politiques du rassemblement restent encore à déterminer, l’élan semble à tout le moins salvateur. Et auprès des institutions, il n’est pas passé inaperçu : Romain Laleix, directeur général du Centre National de la Musique (CNM), a fait le déplacement depuis Paris. L’institution enfin lancée en janvier est supposée rassembler le secteur musical et faciliter l’accès aux aides dédiées. Lors des rencontres sectorielles, il est rapidement assailli de questions et d’interrogations. La frustration se fait sentir. « On n’a jamais pu obtenir les aides prévues pour le spectacle vivant car beaucoup d’entre nous ne peuvent pas embaucher en CDI… », déplore un convive.

Entre les quatre murs du Sucre, dont les portes sont restées closes depuis mars, plane un silence presque religieux ce mercredi soir. La fatigue se fait sentir, et aussi le besoin d’aller profiter d’un rare moment de convivialité. « On va bosser sur des manières de télescoper le débat parlementaire ; porter un amendement symbolique par exemple », assure Vincent Carry. L’initiative devrait aussi porter ses fruits en interne : on suggère la création d’un annuaire qualifié des signataires pour faciliter la mutualisation des compétences et proposer des modules de formation.

L’« Appel des Indépendants » parviendra-t-il à faire basculer le rapport de force avec les institutions ? À l’issue de ces deux journées historiques d’« Etats généraux » dont on ressort avec du baume au cœur, la question semble presque obsolète. La relève est bien là, et sa présence et sa force de proposition illustrent, comme dans la société, une réelle vitalité citoyenne. Plus qu’un sursaut démocratique face à l’absence de vision du pouvoir, c’est aussi l’idée d’un futur nouveau et maîtrisé pour un secteur démuni, à l’horizon désespérément bouché. « On n’a pas de pétrole, mais on a des copains », s’amuse Vincent Cavaroc, qui fait contre mauvaise fortune bon cœur lors de la plénière de clôture. Voilà qui ferait presque un beau sous-titre pour l’attendu « Livre Blanc », qui s’annonce comme un grand manifeste pour l’indépendance de la culture.


Crédits :

Texte : Marie Dapoigny
Photos : Laurie Diaz
, courtesy of Arty Farty




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