Le DJ booth dans l’histoire - 1976-2016
L'évolution technologique du DJing
1976 nous semble bien loin, mais les similarités avec notre époque sont bien plus nombreuses qu’il n’y paraît. Il y a quarante ans, mixer vinyle sur des platines est réservé aux cool kids, mais la fermeture des clubs les plus en vue par les autorités locales fait partie du quotidien. Ça vous dit quelque chose? La scène disco en pleine explosion à New York, sa ville de prédilection, paraît bien mineure en comparaison du monstre qu’est devenu la musique électronique de nos jours, mais les clubs comme The Loft de David Mancuso doivent se battre pour rester ouverts alors que les mairies font les yeux doux aux nouveaux résidents aisés porteurs de gentrification dans les quartiers. Bien que la campagne #savetheloft n’a malheureusement pas pu bénéficier des armes de Twitter dans son combat, dans les clubs, les nouvelles technologies ont installé un mode de pensée qui façonnera la manière dont les DJs jouent pour les décennies à venir. Le club le plus célèbre de cette période, Paradise Garage, n’ouvrira pas ses portes avant l’année suivante, et sa star principale, Larry Levan, jouait alors à un autre club nommé Reade Street. Levan n’était pas qu’un DJ, mais un spécialiste affirmé du club avec un intérêt poussé pour la sono. Il a marqué les esprits pour sa tendance à repousser l’ouverture du club, toujours perché sur son échelle à lustrer une boule à facettes.
Les DJ booths de cette période sont d’ores et déjà obsédés par l’audio haute-définition et les DJs comme Larry payaient autant d’attention à l’ajustement des enceintes de la salle et à l’acoustique qu’aux titres qu’ils jouaient. Au centre de la plupart des cabines DJs se trouvent une table de mixage Bozak Rotary et côte à côte, une paire — parfois un trio — de platines. Les Technics 1100 ou 1200s étaient les modèles les plus répandus dans le milieu des DJs des discothèques locales et fêtes de quartier, mais pour les plus influents comme Levan ou Mancuso, la Thorens T125s à courroie était de rigueur. Les platines de la marque allemande Thorens sont connues pour être très difficiles à manier “La plupart des Djs voulaient avoir la même chose que Larry, mais si tu touchais le plateau [de la Thorens] avec la main un peu trop lourde, elle s'arrêtait” explique Joey Llanos, ingénieur du son du Garage avant de devenir un DJ reconnu pour ses sets lors des tournés du Paradise Garage. “Elles étaient difficiles à manier mais super souples”
En lieu et place des CDJs à USB, les DJs avaient à disposition un magnétophone Technics 1505s à bobine pour jouer des édits ou des nouveaux morceaux. Passant souvent plusieurs heures à découper et coller les bandes, étendre les breaks ou les outros des morceaux pour créer les instrus qui rendraient le public fou sur le dancefloor. “lI utilisait le délai digital Delta Lab, dont nous avions entendu parler pour la première fois à l’ouverture de Star Wars au Loews Astor Plaza de Time Square”, raconte Joey. “Nous sommes allés poser des questions sur le traitement du son après la séance; et avons utilisé la technique au Garage le soir-même. Tout ce que Larry voulait pour son set, il l’avait”
Une décennie plus tard, le Paradise Garage, enfant chéri de New-York, montre déjà des signes de fatigue… Côté disco, Levan est toujours dans la place et les célébrités sont fières de rejoindre son fidèle dancefloor, majoritairement gay et ethniquement varié. Problème, les drogues et le SIDA menacent constamment le succès du club, conduisant à sa fermeture tragique une année plus tard.
Le booth n’en demeure pas moins un temple pour les amateurs de musique avec tout un arsenal d’outils pour jouer. Les platines et le lecteur-cassette fonctionnent toujours, une table de mixage Urei 1620 a remplacé la Bozak. Un filtre dessiné sur-mesure permet à Harry d’atténuer les différentes fréquences, selon les besoins et les envies du public. Le DBX Boom Box lui permet de renforcer les basses, pendant que d’autres technologies comme le perfecteur d’image Acoustilog lui permet de jouer sur le champ stéréo d’un morceau ou d’y ajouter delay et reverb, grâce au Deltalabs Acoustic Computer.
Pendant ce temps-là à Manchester, on trouvait la cabine de DJ de la Haçienda, où Mike Pickering a établi ses quartiers. Le club, plus tard considéré comme le plus grand club du Royaume-Uni, ne jouit pas du même sens du détail que son homologue new-yorkais. En 1983, le DJ booth s’éloigne de la scène avec pour seule ouverture une étroite fenêtre pour voir la foule et comme mixette, une antique table de mixage de la marque Aqwil, sans voies. À la place, la table possède deux boutons automatiques pour mixer. Lesquels, au choix, passaient instantanément d’une tranche à l’autre ou permettent une transition douce entre les deux. Heureusement, les choses se sont améliorées dans le milieu des années 80, avec le retour du booth en hauteur - au balcon - et surtout l’ajout d’une table Formula Sound Pm-80. Ces progrès ont permis au résident de mixer de la proto-house avec d’autres styles grâce aux tranches et aux égaliseurs - EQs.
La dance music moderne est à son apogée dans les années 90. La période de l’acid house est terminée, mais certaines figures comme Sasha et Tony de Vit (représenté sur la photo ci-dessus) s'établissent comme DJs superstars. Contrairement aux années 70, les DJs s'inquiètent plus des transitions et de la fluidité du mix que de la qualité du système son dans le club. Les Technics 1200 ou 1210 sont devenues la norme. Les magnétophones ne sont plus nécessaires avec l’arrivée de la CDJ-500 un an auparavant, l’outil par excellence pour jouer des morceaux en provenance directe du studio avec acapellas et effets sonores.
Alors que les CDJs intègrent la quasi totalité des booths, il est toujours délicat de mixer avec la 500, à cause de son bouton de navigation plutôt maladroit qui ne pouvait pas encore imiter les effets d’une platine - et pour la majorité des DJs, les Technics restent le choix n°1. Les 500 avaient tout de même le Master Tempo, le bouton qui maintiennent les morceaux dans la bonne clef au changement du pitch. Une des autres innovations de Pioneer, la DMJ 500, est une table de mixage à 4 pistes avec un son terrible mais qui a eu un succès instantané grâce à aux effets de synchronisation des BPM sur le track joué. Cf. les DJ bourrés du monde entier bourrinant l’effet delay à vous en casser les oreilles.
Richie Hawtin a révolutionné l’histoire du DJ booth dans les années 90 avec l’album Decks, FX and 909. Dans le mix (et plus tard pour le CD de son Mixmag Live) il utilise des effets et la TR-909 pour transformer le mix DJ en quelque chose de nouveau et de différent. Ce n’est pas une idée entièrement originale – des DJs comme Larry Levan avaient déjà expérimenté avec les effets auparavant – mais dans les années 2000 Hawtin a fait avancer les choses en participant à la naissance de Final Scratch (qui deviendra plus tard Traktor Scratch), un système qui combine le mix digital et le DJing classique à l'aide de platines vinyles.
C’est ainsi qu’un cauchemar et une révélation se déclenchent simultanément. Comme les clubs avaient pour la plupart un système différent, il y avait régulièrement des complications : les DJs « normaux » étaient embêtés par ceux qui utilisaient des ordinateurs, parfois maladroits avec les câbles et qui leur demandent de jouer un morceau de plus car leur ordinateur n’a pas réussi à lire le code émis par la platine. Les tour managers commencent alors à être de plus en plus sollicités par les grands noms, face au besoin grandissant des DJs pour leur expertise et prendre en charge les problèmes rencontrés, comme le fait de comprendre pourquoi le canal 2 ne fonctionnait pas pour la dixième fois de la journée. Mais quand Traktor fonctionne bien, il révolutionne la vie des DJs, leur permettant d’emporter leur collection de vinyle sur la route et d’ajouter des effets et des boucles. Tout cela grâce à ce nouveau et parfaitement synchronisé monde du DJing digital. Ceux qui ne maîtrisent pas cette technique se voient toutefois séduits par les puissantes CDJs. Des DJs comme Erick Morillo (cf photo ci-dessus) ou James Zabiela sont d’ailleurs devenus des maîtres des boucles et de la fonction cue, prouvant que Traktor n’était pas le seul outil à attirer l’attention dans l’univers des clubs.
Plus tôt dans les années 2000, un autre produit associé à Hawtin, la table de mixage Allen & Heath Xone se bat avec Pioneer pour le monopole des casques audio. Celle de Cornish, facile à utiliser, d'une grande qualité audio et complètement analogue, devait inaugurer une nouvelle tendance qui porterait ses fruits quelques années plus tard dans le renouveau analogique - avec le mélangeur MODEL 1 de Richie notamment. Mais ce changement aura pris du temps. Dans les années 2010, le DJing digital va encore plus loin, Traktor ayant remplacé les contrôles vinyles en faveur de contrôleurs à un seul deck comme le X1. De grands noms comme Marco Carola, Loco Dice, et Luciano sont séduits par sa capacité à combiner les boucles en edits interminables et à saturer les breaks avec plus d'effets qu'auparavant. Beatport est devenu l'espace où les producteurs s'affrontent pour se vendre le mieux possible et grimper dans les charts. Les DJs ont depuis longtemps lâché les CDs pour l'USB avec l'arrivée du CDJ 2000, et les adeptes du vinyle sont passé de Traktor à Pioneer et son logiciel d'accompagnement, Rekordbox. Le contrôleur digital est devenu l’objet le plus prisé des "bedroom DJs," les consoles remplacées par des pads pouvant contenir des samples et des synchronisations qui ont finalement menacé de tuer l'art du beat-matching tant cultivé par les DJs New-Yorkais des années 70. Pour beaucoup, cependant, quelque chose ne va pas. Le défilement incessant des morceaux sur Serato, Traktor ou CDJs ont brouillé les souvenirs des DJs qui se servent désormais de playlists pour s’y retrouver Le monde propret, synchronisé du DJ digital devient trop stérile. Les puristes de disco, house et techno comme Ricardo Villalobos et Harvey passent toujours des vinyles et doivent se résoudre à utiliser des Technics toujours plus vieilles, parfois laissées à l’abandon des semaines durant dans les clubs.
Mais le vent va bientôt tourner pour les puristes de l’analogue - annoncés par la résurgence du vinyle. Les ventes de disques, qui avaient atteint leur plus bas niveau au milieu des années 2000, sont devenues un autre signe de la rébellion des DJs contre le digital. Comme le mélangeur Xone, la joie pratique de mixer des enregistrements et des synthés a replongé le monde de la musique tangible et du son audiophile dans la controverse, avec des DJs comme Motor City Drum Ensemble (voir la photo) à la pointe du mouvement.
Les rééditions des vinyles populaires peuvent maintenant égaler ou dépasser le nombre d'achats nécessaires pour créer un nouveau morceau. Être Numéro 1 sur Beatport et sur les sites d'achats de disques comme Juno et Decks.de est tout aussi important.
Rane a célébré cette nouvelle tendance avec son mixeur rotatif MP2015 qui a ramené la beauté de l'Ureis et Bozaks des années 70 et 80 au goût du jour, et Technics a rouvert ses usines. Pour certains, l'art du DJing est revenu à ce qu'il était, là où il avait commencé dans les années 70 : sortir un disque, et laisser la musique parler.