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Culture

10 tracks pour découvrir l'histoire du grime, la scène hip hop anglaise qui a bouleversé les codes

Du cartel Pay As U Go à Stormzy

  • Dan Hancox
  • 18 June 2018

Depuis sa création, la scène grime a connu un sacré parcours du combattant. De ses premiers pas dans les blocs de HLM de l’Est de Londres jusqu’à son arrivée au sommet des charts anglais et le podium clinquant des récompenses officielles, grâce à son père fondateur Wiley qui s’est récemment vu délivrer un MBE. Une accolade bien loin de l'âge d'or du genre, lorsqu’il vendait des disques dans le coffre de sa voiture. Le grime a du faire face aux oppositions de la police et du gouvernement. Il même a été déclaré mort et enterré lorsqu’une partie de ses MCs emblématiques (Dizzee Rascal, Skepta et Wiley) ont rejoint des majors. Mais voici où nous en sommes : pour toute une nouvelle génération, le grime est bien de retour ; Stormzy vient de recevoir la récompense Ivor Novello et un biopic de la vie de Wiley est en préparation.

Le journaliste Dan Hancox, qui a écrit sur ce mouvement depuis sa création et a récemment publié Inner City Pressure: The Story Of Grime, revient sur cet incroyable voyage. Voici l’histoire du grime en 10 tracks.

1
Pay As U Go - 'Know Me' (2000)

Pour comprendre le grime, il faut comprendre d’où il vient - des logements sociaux délabrés de Londres, dans l'atmosphère anxiogène du nouveau millénaire où les bouteilles de champagne Cristal gisent en milliers d’éclats sur le sol. La mafia UK garage a connu de nombreux conflits, entre les pontes bien installés du genre et la nouvelle génération avide de pouvoir et de succès. Et tandis que les gardiens the Dreem Team tiennent à conserver cet ère de classe et de raffinement (intelligent et sexy, habillé pour impressionner!), ils se sentent de plus en plus menacés par des groupes d’adolescents en sweat à capuche, le mic' en ligne de mire.

Rinse FM et Geeneus, le leader de Pay As U Go, revendiquent le morceau ‘Know Me’ comme le tout premier track grime : on compte alors bien d’autres morceaux de garage obscurs aux sonorités similaires qui lui ont sans doute pavé la voie, mais celui-ci marque un tournant décisif. Le MC se démarque avec des rimes complexes pour raconter des histoires et dominer toute la narration. Près de vingt ans plus tard, ça sonne encore comme une révolution.

2
Wiley - 'Eskimo' (2002)

S’émanciper du mouvement UK garage signifiait créer quelque chose de nouveau, « un son encore plus froid » que celui que So Solid Crew avait amené - et c’est ce que Wiley a fait. À l’aube de années 2000, il crée tout un univers sonore, le « eskibeat » ou « Eskimo », caractérisé par des arrangements creux, des synthés de science-fiction, des lignes de basses déstructurées et maladroites et des rythmes décalés : un genre symbolisé par des tracks comme ‘Ice Rink’, ‘Igloo’, ‘Ice Pole’, ‘Blizzard’, ‘Ice Scream Man, ‘Snowman’, ‘Frosbtie’, ‘Freeze’, ‘Colder’ ou encore ‘Morgue’.

Interrogé sur l'eskibeat, Wiley y voit une forme d’aliénation, de rupture émotionnelle et de rage que lui et ses pairs ressentaient à l'égard de cette ville qui fourmillait autour d’eux : « La musique révèle les maux d’une société. Toute cette colère que chacun ressent envers le monde et envers les autres. Alors qu’ils ne savent pas pourquoi », dévoile t-il au magazine américain Spin en 2005. ‘Eskimo’ est le premier morceau de son eski-œuvre, et le plus durable : un retournement de génie bâti sur une escarmouche de tambours rudimentaires, quelques synthés artificiels poignants et le son d’un poteau métallique. Plus de 10 000 vinyles ont été écoulés alors qu’il n’avait ni label, ni manager, ni même publicité - tout est sorti du coffre d’une Vauxhall Corsa.

3
Dizzee Raskal - 'Imagine' (2004)

Dans ses deux premiers album Boy in da Corner et Showtime, Dizzee a su prouver qu’il n’était pas seulement un génie des lyrics, mais aussi un beatmaker affirmé - tout ça alors qu’il n’était qu’adolescent. C’est également une sorte de reporter des frontières, avec un regard sur les vies négligées et les histoires gardées des troubles qui avaient lieu autour de lui: paranoïa, marginalisation, bouc-émissaires des flics, politiciens et média, précarité et sentiment d’être pris au piège. Dizzee observe, déprimé, comment ses pairs défendent « quelques mètres carrés de bitume », parfois de leur vie tout ça pour quelques livres perçues avec la vente de drogue, ou pire juste par fierté.

« Imagine if I showed you one day I was leaving the hood, would you call me a sell-out? » – l’impossible symbolisé par l’emploi du mot « imagine ». Ainsi débute Dylan Mills (de son vrai nom) à la croisée des chemins, en train d’observer d’un côté Bow et la scène radio pirate - qu’il a quitté rapidement, littéralement et spirituellement. Étant donné toute l'horreur qu’il décrit dans ses premiers morceaux, comment le blâmer de ce qu’il a fait par la suite ?

4
Lethal Bizzle - 'POW! (FORWARD)' (2004)

Par où commencer avec un morceau qui a été banni de tous les clubs de Londres et de Essex à cause de ses propos violents et tapageurs ? « Tous les morceaux de Lethal B sont bannis de ces établissements (y compris ses versions instrumentales) », indique le testament de Dexplicit : même la version instrumentale aurait pu déclencher une émeute. Le DJ de BBC Radio 1 spécialisé dans le hip-hop Tim Westwood a lui-même avoué qu’il est « impossible de jouer un morceau hip-hop après ‘Pow!’. C’est comme un volcan en éruption ». Lorsqu’il joue le morceau sur le Soundsystem Rampage au carnaval de Notting Hill, des arbres sont littéralement brisés à cause du poids des spectateurs qui y avait grimpé et y ont sauté un peu trop fort à l’écoute du morceau.

Cinq ans plus tard, le morceau devient un hymne lorsqu’une centaine d’étudiants et leurs six formateurs foncent sur les barrières de police et utilisent les grilles de métals pour s’infiltrer dans la Trésorerie royale : un mouvement de protestation contre l’adoption la modification des frais de scolarité et l'abandon de l'EMA (agence européenne des médicaments) par le gouvernement. L’impact politique du grime n’a jamais été aussi puissant.

5
Southside Allstars 'SOUTHSIDE RIDDIM' (2005)

L'initiative de Nikki S et Nyke ‘Southside Allstars’ est sûrement l’exemple le plus flagrant des fiertés de gangs dans l’univers du grime : un track légendaire sur lequel pas moins d’une quinzaine de MCs du Sud de Londres rappent les louanges de leur quartier, de leur crew, de leur code postal ou même des trois en même temps. Un morceau à la fois sérieux, ridicule et hilarant. Le seul track grime qui parle de la face glamour de Londres. Balham, Tooting Bec, Wandsworth, Common - le morceau reflète également les tensions dans le Sud-Est de la capitale anglaise au début des années 2000.

Alias, producteur de grime respecté qui a réalisé l’instru de ‘Southside Riddim’ a délibérément laissé de côté sa signature audio Alias qu’il utilise habituellement. « Il s'inquiétait de savoir que la prod puisse être rejetée par Slimzee et Geeneus », a avoué Nyke a l’un de nos confrères anglais alors qu’ils étaient tout deux assis à l’arrière d’un taxi. La toute dernière phrase de ‘Southside Allstars’, après presque 6 épuisantes minutes de dégaines soignées et de combat de coqs, c’est la dévastante tombée de micro sur « You can roll deep but not around here » - un avertissement à Wiley et son crew Roll Deep, le nom de leur gang.

6
Tinchy Stryder - 'MAINSTREAM MONEY' (2007)

Une fois la fureur du grime bien lancée et ses acteurs propulsés au devant de la scène à l’instar de Dizzee, Wiley, Kano, Bizzle, Shystie et Roll Deep – signature de gros contrats à la clef – le succès mainstream s’installe progressivement. Mais une majorité de majors, de radios ou de médias peinent à couvrir et saisir les subtilités de ce genre fou furieux, rapide et violent. La ruée vers l’or est alors étouffée dans l'œuf, le grime retourne au fond des garages, résolument underground et DIY.

Tinchy était le seul MC signé pendant le marasme du grime par deux adolescents de Norfolk, Jack Foster et Archie Lamb qui s’étaient fait prêter 10 000 livres par Norman Lamb, le père d'Archie et député du parti démocrate libéral. Cet apport a permis à Tinchy de réaliser son premier album studio, Star in the Hood, un enregistrement grime sous-estimé aux accents pop.

Le clip du morceau ‘Mainstream Money’ tranche entre les origines et la destination de ce voyage pour lequel l’artiste s’était embarqué - on le retrouve là en train de prendre la pose avec Ruff Squad et toute la bande devant le quartier de Crossways Estate, alors qu’il enregistrait ce morceau dans un studio haut de gamme.

« Le jour où nous approchons de la fin n’est pas encore arrivé », il rappe. « Pas c’genre de mec, c’est l’ancien E3 ». C’était le temps de laisser les enfantillages et le manoir derrière soi. Et ça a marché. En suivant de près Wiley et son morceau electro-urban-pop ‘Wearing my Rolex’, Tinchy comptabilise six morceaux au top 10 en deux ans, dont deux # 1. Excellent pour de la pop - mais ce n’est pas du grime.

7
Trim 'Inside Looking Out' (2008)

Avec le soutien de la scène underground à la fin des années 2000, des artistes grime parmi les plus influents ont arrêté de prétendre à la domination mondiale du mouvement. Trim produit alors le morceau ‘Inside looking out’, qui connaît un succès à peine notable au milieu de toute une cohorte de MCs.

Pourtant, le morceau est l’une des plus belle rétrospective du mouvement et de l’histoire du grime - on y retrouve une incroyable instru de Jerzey, le petit frère de Geeneus, un violon synthétisé assez tragique qui au fil de la mélodie devient une instru explosive mais larmoyante. En crachant ses confessions dans une forme de conversation à haut débit sonore, Trim révèle les déboires qui ont poussé bon nombre de MCs loin de leur aspiration créative, et lance un défi au monde entier : « Je veux rester campé sur ma propre scène et mes idéaux, en continuant d’ouvrir ma bouche jusqu’à ce que les vaches rentrent à la maison et fassent du thé. Mais si les caractéristiques des singes ne sont pas encore les miennes, au volume 6, je m’arrête : j’aurais assez pour vivre. Et si vous voyez Trim un jour, dites-moi comment la scène se porte ». Un ultimatum qui ressemblait bel et bien à des adieux. Heureusement, Trim est bien resté.

8
Skepta ft JME 'That's Not Me' (2014)

En l'absence de sorties et laissé pour mort, le grime avait besoin d’une véritable renaissance pour éclipser tous les premiers accomplissements du début des années 2000. Dans ce morceau de trois minutes de Skepta, l’ensemble de la scène et son évolution en zig zag est reprise d’une main de maître. En pointant du doigt les erreurs du passé et prônant un retour à la genèse du grime, Skepta fait face à ses péchés et s’écarte volontairement de sa vie de jet-setter.

Comme un retour prodigieux à la maison, après des années perdu dans un désert électro de mauvais goût, Skepta avait besoin de retrouver le talisman qui lui avait permis d’en arriver là. Cette force, il l’a retrouve dans le vieux clavier Korg Trinity de Jammer, l'un des instigateurs des premières instrus grime classiques produites dans la cave de Jammer - pour des légendes comme Wiley et Skepta. Le clavier est un peu le Saint Graal de la production sur lequel sont enregistrés tous les « anciens sons grime », comme l’indiquera Skepta. Des plug-ins obscurs que l’on ne trouve nulle part ailleurs, des blocs de construction depuis longtemps tombé dans les oubliettes d'Internet.

9
Stormzy 'SHUT UP' (2015)

Le catalogue de classiques cultes du grime fourmille de morceaux sensationnels réalisés par des producteurs qui ont chacun créé une poignée de tracks, ont brillé pendant six mois avant de disparaître. L’une de ces instrus classiques est ‘Functions On The Low’ , du producteur XTC, affilié à Ruff Squad : un morceau composé en une demi-heure sur FruityLoops un matin avant d’aller en cours, alors que le reste de sa famille était encore endormi.

Il utilisait le clavier de son ordinateur comme un synthé. Et sans que celui-ci ne soit jamais masterisé, il exporte le fichier audio sur un CD, pour ensuite le presser sur vinyle en white label. Onze ans plus tard, un jeune talentueux MC nommé Stormzy utilise cette instru pour un freestyle dans un parc du coin. ‘Shut Up’ est un exemple parfait de la personnalité effervescente de Stormzy, de la balance parfaite entre ses paroles dévastatrices et son humour irrépressible qui saurait apaiser un repas de famille en pleine tempête. Un morceau qui lui vaut 10 millions de vues sur YouTube et le propulse au rang de superstar.

10
Yizzy 'S.O.S.' (2018)

Une surprenante performance de Stormzy aux Brits 2018 - par la suite décrit par la nouvelle députée de Grenfell Emma Dent Coad comme véritable lauréat des poètes nationaux - Skepta qui reçoit le prix Mercury, Wiley décoré d’un MBE et toutes les marques qui s’arrachent le grime comme la nouvelle tendance cool : la résurgence de ce mouvement mainstream était arrivée bien plus loin que quiconque avait pu l’imaginer.

Mais alors que les adolescents londoniens sont plus attentifs au rap et aux genres hybrides comme l'afroswing et l'afrobashment, beaucoup de fans pensent que ce moment d'ascendance du grime au sommet de la pop culture est aussi le moment où le mouvement va s’éteindre. Des spéculations qui sont sans compter la nouvelle sensation adolescente Yizzy, qui a encore tout à faire sur les sentiers battus du grime. Sur le titre éponyme de son nouvel EP empli d’adrénaline S.O.S - compression de Save Our Sound - il fait valoir le genre qu’il aime, et le rend plus palpitant que jamais : épique, ambitieux et qui tourne à plein régime. Le grime n’est pas encore tout à fait mort, du moins pas pour le moment.

Initialement publié sur Mixmag UK.

Traduction : Camille-Leonor Darthout

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