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Rencontre avec : Kangding Ray

A l'occasion de la sortie de son sixième album, 'Hyper Opal Mantis'

  • Clark Engelmann
  • 24 February 2017

Crédit photo : Riccardo Malberti

Aujourd'hui sort Hyper Opal Mantis, le sixième album de Kangding Ray. David Letellier de son vrai nom, est un fascinant esthète du son, à la fois musicien, DJ et producteur. Souvent sombre, sa musique oscille entre violence et contemplation troublée. Français d'origine, berlinois d'adoption, on le connaît pour ses travaux chez les éminentes maisons de disques raster-noton et Stroboscopic Artefacts.

Enfant du rock industriel et de la new wave, c'est de façon abstraite, déconstruite, qu'il se familiarise puis s'approprie les codes du son électronique, attiré par la possibilité de sculpter le son, de le façonner sans limites selon son désir. Architecte de formation, le rapport qu'il entretient avec la musique est rigoureux, précis et évidement empreint d'un grand sens de l'esthétisme. Cet esthétisme est mis au service de la sensualité - dans son acception première, celle des sens. Car la techno de Kangding Ray, obscure et contemporaine, contient dans son ADN un chant primal, échappé de la nuit des temps pour nous parvenir et nous transporter.

Au lendemain de la Stroboscopic Artefact Label Night qui se tenait à la Concrète, il me reçoit dans un appartement parisien du 11e arrondissement, à peine fatigué de son live de la veille...

Peux tu te présenter à nos lecteurs qui ne te connaissent pas encore :

Je m’appelle David, je produis de la musique électronique depuis maintenant un peu plus de 10 ans, je suis connu sous le nom de Kangding Ray principalement pour mes productions sur le label allemand raster noton et sur Stroboscopic Artecfact. Ce sont les deux labels auxquels je suis resté fidèle depuis. J’ai ensuite remixé beaucoup d’artistes électroniques, qu’il s’agisse de musiques industrielles et expérimentales ou de techno et de musique de club.

Tu jouais hier soir à la Concrète, tu es signé depuis un petit moment sur raster noton. Comment t’es tu retrouvé immergé dans le bouillon électronique ?

J’étais guitariste dans des groupes de rock avant, à la fin de mon adolescence. Je jouais dans des groupes de noise, de hard-rock et de rock industriel. Quand je suis allé à Berlin pour finir mes études d’architecture je me suis retrouvé tout seul avec l’envie de continuer à produire de la musique. Comme je n’avais plus de groupe, j’ai commencé à faire ça moi même. C’était assez simple, je ne me suis pas vraiment posé de questions et puis à l’époque, la scène n’était pas aussi structurée qu’elle ne l’est maintenant que ce soit dans la musique techno ou autres… J’étais naïf, j’avais moins de pression du coup. J’ai donc pu évoluer, progresser depuis mes premiers albums, beaucoup plus ambient expérimentaux, mélodiques, en filigrane par rapport à des productions beaucoup plus… plus râpeuses - rires - enfin pas râpeuses, orientées vers le dancefloor on va dire, plus techno et dark techno.

Pourquoi Kangding Ray ?

C'est un accident. Je voyageais en Chine, dans le Sichuan à l’époque et j’étais dans un internet café. Le label me demandais absolument un nom d’artiste pour sortir un disque et comme je me trouvais à Kangding - un petit village pas forcément spectaculaire ni sublime mais qui m’allait bien je trouve - c’est la première chose qui m’est passée par la tête. C’est donc ce que j'ai envoyé au label. Après il n’y avait plus de retour en arrière possible.

Quels sont les artistes et les courants qui t’ont marqué ?

Comme je l’ai dit plus tôt, j’étais guitariste dans un groupe de rock, la musique électronique est venue petit à petit et surtout assez tard dans mon paysage musical. J’étais beaucoup plus influencé par des groupes comme My Bloody Valentine ou Nine Inch Nails, ensuite, il y a eu des crossovers, des dialogues entre l’électronique et la musique pop ou rock, notamment qui était déjà présent dans la musique de Joy Division, de Depeche Mode. Il y a aussi tout ce qui est sorti sur le label Ninja Tune, plus proche du hip-hop, DJ Shadow aussi. Les raves des années 90 étaient un phénomène urbain - moi je viens de la campagne, du fin fond de la Normandie. Là bas, on n’avait pas accès au foisonnement de la musique rave, de la trance, ni même de la musique house et du son de Détroit. Tout cela état complètement absent du paysage musical, ma transition vers l’électronique a été commencé à partir du rock, il n’y avait pas de réelle culture électronique, donc plutôt à partir de Joy Division et de New Order que de Juan Atkins. encore une fois, j’étais très loin de ça. C’est quand je suis arrivé à Berlin en 2001 que j’ai découvert ce que ça voulait dire «sortir en club et danser ». C’est difficile à imaginer lorsqu’on vient de Paris mais les clubs à la campagne c’est le néant et ce sont ces choses que nous rejetions en tant que rockeurs.

Est-ce que tu te rappelles du premier morceau électro justement qui t’a marqué ?

Mmmm… je crois que je ne sais même pas s’il y a vraiment un morceau électro pur, ce sont plus des éléments ou des attitudes. Cette attitude de loop par exemple qu’on retrouve chez My Bloody Valentine, l’ultra-saturation, les murs de son. La création de sculpture sonore en fait. Quand on y réfléchit, My Bloody Valentine parviennent à ce résultat avec des guitares mais ils auraient pu décider de faire ça avec des synthétiseurs. Ce sont donc ces éléments électroniques, de beats et de synthétiseurs qu’on retrouve dans la musique industrielle.Je n'ai pas eu de break ni de déclic, ça s’est fait au fur et à mesure. Au début, je ne savais même pas nommer ce que ça voulait dire quand je sortais dans mes premiers squats berlinois. C’était vraiment LA claque, de m’apercevoir que tous ces gens, tous ces freaks se réunissaient pour écouter une musique bizarre, répétitive et célébrer quelque chose… Il a fallu que j’apprenne, ce n’était pas donné tout ça et ça c'est fait de façon graduelle.


Qu’est ce que tu écoutes comme musique au quotidien, s’il t’arrive d’en écouter, que tu n’es pas trop saturé.

Pour mes DJ sets bien sur je scroll parmis les promos et les milliers de tracks qui sont produits tous les jours. Je ne peux pas tout écouter, j’essaie quand même. Ce n’est cependant pas la même écoute que lorsque j’écoute pour moi, c’est une écoute plus fonctionnelle, plus professionnelle. J’écoute, je scroll, 10 secondes, j’essaie d'avoir un feeling, de voir si c’est possible de le jouer, quel morceau va avec. Maintenant, pour moi, je n’ai pas forcément envie de me nourrir de techno, bien au contraire. J’en écoute tous les weekends dans les clubs où je joue, je suis submergé de promo... Et puis, je n’ai pas ce rapport émotionnel avec la techno, même si je recherche l’émotion. Au final dans mon temps libre, j’écoute surtout du hip-hop, du RnB. Drake et Franck Ocean, Kendrick Lamar… C’est pratiquement exclusivement ça, que j’écoute pour mon plaisir, sur mon téléphone par exemple. Ils nous transmettent des émotions avec des productions super street-down, réduites à l’essentiel. Ils sont un peu weird et appartiennent à cette nouvelle vague d’artistes américains qui a réussi satisfaire les attentes du mainstream avec une attitude qui finalement est expérimentale. Si on avait pu écouter les productions actuelles de Franck Ocean il y a 10 ans, ça aurait été probablement considéré comme de la musique underground.

Cette question va peut être recouper la précédente. Imaginons que tu aies carte blanche, avec qui aimerais-tu collaborer ?

La dernière fois que j’ai eu une carte blanche c’était pour le festival Atonal à Berlin, j’ai décidé de collaborer avec un groupe écossais qui s’appelle Mogwai, un groupe de post-rock qui a été un peu fondateur, enfin à la base de mes influences. ils ont toujours eu cette tension; C’est de la musique instrumentale, pratiquement sans voix, avec une évolution qui est presque électronique même si c’est fait à la guitare. Donc on a commencé une collaboration avec Barry Burns de Mogwai, qu’on a présenté au Festival Berlin Atonal il y a un ou deux ans. Depuis on enregistre, on travaille en studio, on va sortir le premier EP dans quelques mois. Ce qui m’intéressait c’était de sortir de mon milieu, je n’aurais pas collaboré avec quelqu’un qui faisait de la musique similaire à la mienne. En tout cas pas pour l’instant et pas non plus à cette échelle, sur une plus petite collaboration ou sur quelque chose de plus radical éventuellement. Ce qui m’intéressait avec Mogwai c’est de retravailler sur les batteries, sur l’enregistrement pur des guitares et de retrouver cette attitude par rapport au son, que ce ne soit pas seulement des machines. On a joué en Australie, en Italie…

Tu es à la guitare ?

Oui, je suis à la guitare. Guitare et synthé-modulaire.

Il ouvre son laptop et me fait écouter le début d’un morceau. Rock psychédélique électronique, downtempo...

Ca s’appelle SUMS, c’est le nom de cette collaboration avec Barry Buns de Mogwaï. On joue le premier show de la tournée pour notre nouvel EP au Rewire Festival à Los Angeles, le 2 avril.

Parlons un peu de ton travail chez Stroboscopic Artefact. C’est la collaboration qui t’a fait connaître. Tu n’en n’es pas à ta première sortie sur le label, il y a eu Montad 11 avant. Si tu devais utiliser un seul mot pour décrire ce label, qu’est ce que ça serait.

...chamanique.

Tu vas sortir ton premier LP sur ce label, Hyper Opal Mantis, le 24 février prochain. Qu’est ce qui se cache derrière ce titre ?

Quand je fais un album, je sais qu'il me reste un peu de temps de cerveau disponible pour faire passer des idées, des concepts. Donc au lieu d’utiliser des press releases pour parler de comment j’ai fait ou de qu’est ce qu’il y a dedans je préfère les utiliser pour parler du concept pur, en inventant des histoires qui permettent de comprendre un peu l’univers… ce n’est pas une description littérale de la musique. Là, il se trouve que le LP se présente sous la forme d’un triple-vinyle, comme si c’était une division sous les trois états du désir, Hyper, Opal et Mantis. Il est question de musique produite avec des machines, avec de la technologie… qui débouche sur quelque chose d’extrêmement sensuel. Le premier, Hyper, c’est le désir primaire et sensuel, l’attraction primale. Opal c’est justement cette catharsis émotionnelle, qui se traduit par un désir d’amour et de célébration. Et enfin Mantis, qui signifie Mante Religieuse se réfère à directement à l'animal. C’est à une attraction dangereuse voire mortelle que je voulais me référer. Ce que je voulais c’est relater la tension entre le naturel et l’artificiel, entre le corps et l’esprit, qui sont des thèmes centraux dans la musique électronique en général et dans la techno en particulier. Du fait de la tension qu’il existe entre, d’un côté, la technologie et les machines qu’on utilise pour produire cette musique et de l'autre, ses effets. On peut voir ça comme un genre d’entreprise, de quête pour retrouver cette primauté des émotions qui existait peut être quand on n’était pas complètement entourés de tous ces artefacts et de ces choses qui nous protègent tout en nous distançant des émotions pures et des sens.

Ce n’est pas ton premier album, loin de là même, il y a eu Stabil en 2006, Automne Fold en 2008, Or en 2011, en 2014 Solens Arc et le sublime Cory Arcane en 2015. C’est un format que tu privilégies. Comment appréhendes-tu justement la conception d’un album?

La conception d'un album n’est pas un processus linéaire. Dans le cas d'Hyper Opal Mantis, j'ai commencé le travail il y a un peu plus de deux ans. J’ai même sorti un autre album entre temps. Souvent quand on lit des reviews, les artistes disent « juste un an après… ». Ca serait valide si je travaillais de façon linéaire, si à chaque fois que je produisais un morceau je le sortait puis je me mettrais à bosser sur le prochain. Or ça ne se passe pas comme ça, pour moi ce sont des projets que je mène en parallèle et qui se développent. Quand ils ne sont pas matures, je ne les sors pas. Il y a des choses qui peuvent aller très vites et d’autres qui prennent juste du temps à mûrir. Celui-là a pris beaucoup de temps. Je ne suis pas vraiment maître des choses, les projets sont autonomes, c’est un peu renversé, comme s’ils avaient une vie propre qu’il me restait à découvrir. Je vois ça comme un aller-retour, comme une discussion avec la musique et le son. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime le format album, même si beaucoup d’artistes estiment qu’il est un peu dépassé. Je suis dans un processus un peu plus old school; on travaille beaucoup sur le packaging, sur la présentation. Ce n’est pas un support éphémère, ce n’est pas la même façon de consommer la musique c’est pour ça que j’aime ce format car permet d’intégrer beaucoup plus de concepts et d’épaisseur.

On le disait en début d’interview, tu jouais en live à la Concrète hier à l’occasion de la label night de Stroboscopic Artefact. Quel était ton set-up ?

J’utilisais un sampler, une boîte à rythmes, un synthétiseur modulaire et puis différentes autres petites boîtes d’effet de synthèse, toutes reliées entre elles par des câbles. Je ne vais pas citer de marques par ce que je ne suis pas endorsé. Je laisse aussi les gens découvrir ce que j’utilise. Je décide en fonction du son, de la praticité et aussi du transport. En gros c’est un set up complètement hardware qui me permet de travailler directement sur le son et d’être un peu plus détaché de cet aspect visuel qui est problématique quand on travaille sur un laptop. On regarde tout le temps un écran, comme quand on est sur Facebook ou lorsque l’on check ses mails. L'ordinateur est bien plus puissant, plus pratique aussi que les machines, les hardware et les samplers mais le rapport à l’écran crée une distance. Alors qu'avec les machines, je m’immerge, j’essaie de trouver les sens, de faire ressortir des éléments, des loops. Donc il y a une part solide, séquencée sur les 90 minutes du live qui vient plutôt du sampler et une part d’imprévu qui vient du synthé modulaire, où il se passe des choses vraiment imprévisibles et bordéliques; chaque soir, ce n’est jamais la même chose.

Du côté des gigs, ton début d’année 2017 est bien rempli, entre Paris, Barcelone, Londres et le Berghain. Est-ce que tu as un spot dans lequel tu préfères jouer ?

J’aime beaucoup jouer au Japon parce que les conditions techniques et le public sont formidables, ils sont respectueux et passionnés. C’est vraiment super agréable de jouer pour eux, ils savent de quoi ils parlent et ont une grande culture. Sinon, évidemment en Europe il y a certains clubs qui me tiennent à coeur comme le Berghain. Je joue régulièrement là-bas et c’est un peu la maison. On a entretenu une relation de confiance, j’y joue trois fois par an, ça suffit pour moi, pour me faire mon année en tout cas. Ensuite là, j’ai une tournée aux Etats-Unis en mars, c’est toujours intéressant d’y jouer parce que, à l’inverse du Japon, les conditions ne sont pas bonnes et on sent que la scène techno est petite, mal développée. C’est comme un territoire à explorer. C’est ça qui est étonnant, quand on arrive par exemple dans une grande ville comme Los Angeles et qu’on s’aperçoit que la techno est reléguée à ces espèces de warehouses super underground dans la banlieue car il n’y a que quelques freaks qui écoutent ça. Ce n'est pas un mouvement global et important comme ça l’est en Europe.

Tu joues donc en live, en DJ set, tu produis, tu composes… Si tu devais t’attribuer une étiquette entre DJ, compositeur, musicien, comment te considères-tu avant tout ?

Je dis "musicien" parce que ce l’on fait on doit l’élever au rang d’art musical, au même titre que la musique classique, le jazz ou d’autres musiques qui sont, elles, complètement reconnues comme des formes d’art. Même si je ne sais pas vraiment comment me déterminer, mon statut fiscal en Allemagne le fait à ma place et j'appartiens à la catégorie « artiste ».

Est-ce que tu as un hobby ou un petit violon d’Ingres qui n’a rien à voir avec la musique ?

Non, je n’ai pas le temps et c’est terrible. Je n’ai pas un instant à moi, je suis tous les jours en studio, je travaille et je produis, le weekend je joue et le lundi ça recommence.

Un album ou un artiste que tu écoutes parfois en secret ?

En secret ? J’en ai parlé un peu tout à l’heure. L’album que j’ai certainement écouté le plus ces dernières années c’est Nothing was the same de Drake. Je l’ai écouté en boucle et en boucle. Vraiment, je trouve que c’est un chef d’oeuvre de restriction, d’invention dans les mélodies, dans l’écriture des chansons et dans la production. Il y a beaucoup à apprendre de ça, même pour la scène techno.

Quels sont tes projets futurs ?

Comme je le disais, il y a SUMS. Et je prépare surtout la tournée qui va me mener jusqu’à l’été pour la sortie de l’album Hyper Opal Mantis. En Europe, ce sera surtout des clubs; le Corsica Studio, le Berghain, la Concrète, un peu plus tard Porto et Fabric à Londres. Ensuite, je vais préparer un live un peu différent pour la tournée américaine en mars qui va me mener à Los Angeles, à Seatle, à Toronto, à New York et à Portland. J’aime travailler par bloc, j’aime bien cette notion de tournée comme font les groupes de rock finalement. Au moment de sortir un album, c’est excitant de travailler sur de nouveaux matériaux, de modifier et le set-up et le contenu.

Propos recueillis par Clark Engelmann

Vous pouvez écoutez un extrait de d'Hyper Opal Mantis sorti sur Stroboscobic Artefact, Epsilon, de même que les snippets du LP plus bas. L'album est disponible depuis aujourd'hui en format physique et digital juste ici.

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