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Roman Flügel: « Je cherchais toujours à me perdre dans le son »

De l'importance de la transe, par le maître des sets hypnotiques

  • M. Dapoigny
  • 20 June 2019

Les sets de Roman Flügel ont la qualité hypnotique hors-pair des artistes qui mixent depuis plusieurs décennies, un savoir-faire unique mêlé à la sensibilité d’un DJ connu pour son goût pour les mélodies délicates et les transitions imperceptibles. Du haut de son mètre 80, Flügel a la force tranquille des grands producteurs dont la réputation n’est plus à faire. Dans un milieu obsédé par la nouveauté, il fait partie de cette précieuse espèce d’artistes dont les productions résistent à l’épreuve du temps.

Depuis ses premiers pas sur la scène techno de Francfort dans les années 1990, il aura marqué plusieurs générations de musiciens dans son sillage. Des monstres club produits sous son alias Alter Ego au fumeux Fabric Mix de 2017 en passant par ses dernières productions ambient, Flügel a su rester à l’avant-garde du mouvement qui l’a happé dès qu’il a mis les pieds pour la première fois au club Omen, et ce dès ses débuts chez des labels pionniers – parmi eux, Playhouse et Ongaku Musik, deux maisons qui ont façonné le son underground des années 90.

Une dizaine d’années de cela, certains l’ont vu officier dans les salles intimistes des clubs de sa ville d’origine, de Berlin et d’ailleurs, où il s’est fait un nom avec ses sets au rythme soutenu, mêlant techno mélodique et deep house. Aujourd’hui, c’est surtout sur la scène des festivals qu’on retrouve ce pilier de la scène de Francfort. Et si la sélection est nécessairement plus accessible, elle n’en reste pas moins résolument psychédélique.

Quelque jours avant son passage au Made Festival pour notre série de live streams Electronic Subculture, Mixmag a discuté avec Flügel de son goût pour la transe et l’abandon dans la musique, de ses premiers pas sur la scène électronique de Francfort, sa vision du DJing et son évolution ces 30 dernières années.

Qu’est ce qui t’a inspiré, en tant qu’étudiant, à rejoindre la scène de Francfort ?

L’énergie était irrésistible. Avec l’acid house et la techno qu’on jouait dans des lieux magiques comme l’Omen, c’était évident que quelque chose de nouveau était en train de se passer.

Ton souvenir le plus marquant de cette période, qui marque encore ton travail à ce jour ?

Danser complètement trempé de sueur en écoutant Underground Resistance ‘Sonic EP’ et des sorties des débuts de Warp Records sur un énorme sound system JBL.

Comment ces années sur le dancefloor de l’Omen ont façonné ton goût, comme musicien et directeur de label ?

On avait des personnalités très importantes qui prenaient soin de la scène de Francfort à l’époque. Des DJs comme Sven Väth, les fondateurs de Groove Magazine et le Delirium Record Shop. C’étaient les pierres angulaires pour tous ceux qui ont pris part à ce nouveau phénomène musical.

Quelles amitiés ont eu le plus d’impact sur toi ?

Je dirais Ata, l’homme derrière le club Robert Johnson, mon ami de longue date depuis cette époque. Et j’ai aussi rencontré Jörn Wuttke, qui est devenu mon partenaire de studio pour les 15 années après que nous ayons produit notre premier morceau autour de 1992.

Comment la scène locale a-t-elle évolué autour de toi ?

On a eu une belle période pendant les années 90 avant que beaucoup de monde commence à déménager à Berlin autour de 2000. Le potentiel de la ville réside toujours dans le fait qu’elle se situe au cœur du Rhin-Mai, où habitent environ 2 millions de personnes. Avant ça, j’étais un raver de la ville de Darmstadt, à 40km au Sud de Francfort. Malheureusement c’est difficile d’ouvrir de nouveaux clubs en ville de nos jours à cause de l’explosion des loyers et des restrictions sonores.

On vient de célébrer le 30e anniversaire du Second Summer of Love, la première vague acid house en Europe qui a coïncidé avec la chute du mur de Berlin - le genre est redevenu très populaire. Est-ce que tu ressens une sensibilité accrue du public pour ces titres de nos jours, par rapport à il y a 10 ou 15 ans ?

Je suppose que la plus belle chose qui soit arrivée à la house et la techno est de devenir un phénomène mondial. Ce qu’il s’est passé en Europe il y a 30 ans après la révolution pacifique d’Allemagne de l’Est ne cesse de m’émerveiller. La musique électronique était notre bande-son. Mais on devrait toujours se souvenir que les sons géniaux qui nous faisaient danser des heures durant venaient des contre-culture underground de Detroit et de Chicago. L’intention de cette musique était et reste de faire danser et de transporter tout le monde dans un état second. Les réactions du public n’ont pas beaucoup changé de mon point de vue. Sauf que personne n’aurait pris de photos sur le dancefloor ou du DJ à l’époque.

D’où vient ce goût pour les mélodies hypnotiques caractéristiques de tes DJ sets ?

Pour moi, la musique électronique doit être hypnotique. C’est presque comme une méditation sonore provoquée par la répétition et des sons inhabituels. Je suppose que c’est quelque chose de profondément ancré dans l’histoire de l’humanité. Les effets de lumière et de son qui définissent encore la manière dont nous faisons l’expérience de la nuit ont probablement commencé il y a plusieurs milliers d’années, dans une grotte.

Qu’est ce que tu penses du goût de la scène pour les sons vintage en ce moment, est-ce que ça se retrouve dans tes productions ?

Je ne me soucie pas trop des traditions ou des modes en terme de son. Tout ce qui me plaît, je l’exploite. Je pourrais produire de la musique avec presque n’importe quoi. Le feeling est plus important que l’instrument lui-même.

On te considère désormais comme un des producteurs et DJ les plus versatiles de la scène – qu’est ce qui t’inspire à mixer des titres de différentes époques, comment tisses-tu le lien entre deux morceaux ?

Mes sets ne sont pas conceptuels et je refuse de me plonger trop dans l’histoire des genres. Je préfère jouer de nouveaux morceaux, parce que c’est ce qu’il faut faire pour soutenir les nouveaux talents. Quand tu joues presque tous les weekends, le mix devient un processus constant dans lequel les tracks sont remplacés petit à petit. Quand je joue un nouveau titre, c’est toujours excitant et après plusieurs fois, tu apprends où le passer dans ton set.

Crédit : © Nadine Fraczkowski

Tu as passé quelques années à Francfort à étudier la musicologie. Le fait que la musique électronique soit plus accessible serait-il un reflet de la culture de notre époque, comparé à l’expérience de la musique classique ?

C’est très difficile de comparer ces genres, si ce n’est impossible. Je les apprécie tous les deux mais ce qui m’émerveille avec la musique électronique, c’est qu’elle peut être créée par quelqu’un qui ne joue pas d’instrument, ne peut pas lire une partition, et le rendu peut être magnifique. En musique classique, il faut énormément de savoir théorique et de talent, et il faut qu’elle passe par des étapes d’examen quasi scientifique avant que quelqu’un ne vous prenne au sérieux. Mais au final, les genres sont faits pour répondre à des objectifs très différents.

Tu utilises encore des pièces d’équipement que tu as acheté dans les années 90, si oui quelles machines ont su résister à l’épreuve du temps ?

En fait je n’ai jamais revendu aucun de mes instruments. Le sampler Ensonig ASR 10 est un outil de production qui sonne hyper bien, avec une section d’effets unique. Je suis aussi fan de la station de travail Yamaha DX 200. Elle est très flexible et intuitive à l’utilisation.

Tu as commencé à utiliser des CDJs récemment - est-ce que tu dirais qu’elles ont changé ta manière de mixer, avec les loops, points cue etc. ?

J’adore travailler avec les CDJs. Comme tu viens de le mentionner, les points cue et les loops sont des fonctionnalités très utiles. Mais c’est surtout le nombre de morceaux que tu peux prendre avec toi, les fonctions time stretch, l’amplitude du pitch. Et elles sont fiables. Quand tu voyages beaucoup en solitaire et que personne ne s’occupe de ton set up pour toi avant que tu joues, ça te donne un sentiment de sécurité. Aussi, après avoir passé 20 ans à trimballer un ou deux sacs de vinyles en permanence, mon dos commençait à dire qu’il était temps de passer à autre chose.

Pour revenir à Acid Jesus et à la lumière des travaux rétrospectifs, qu’est-ce qui à ton avis à permis à cette musique de résister au temps ?

Je vivais encore chez mes parents et je commençais tout juste à aller à la face quand j’ai produit les tracks Acid Jesus avec juste un sampler, une Roland 909 et un synthé JX 3P avant d’enregistrer tout ça au studio Klangfabrik avec Jörn Elling Wuttke. Mais j’avais beaucoup de temps libre pour sortir et embrasser un nouveau mouvement de génération qui comprenait la musique, la mode et des substances illégales. C’était très inspirant. En réécoutant les titres d’Acid Jesus, j’entends à quel point j’avais absorbé tout ce que je viens de mentionner mais aussi que j’écoutais énormément les gens autour de moi pour apprendre de ce qu’ils produisaient.

Quels sont les titres de ton back catalogue qui sont les plus populaires en ce moment ?

La série des “Tracks on delivery” sortie sur Ongaku Musik, très recherchée sur Discogs. Elle n’est disponible qu’en version vinyle.

Tu as mentionné plusieurs fois que tu apprécies la nature solitaire de la production musicale, mais tu as passé aussi de longues heures sur le dancefloor des clubs… Est-ce que tu dirais que tu as une personnalité contrastée, est-ce que ça se retrouve à l’œuvre dans ton travail ?

Je suppose que je cherchais toujours à me perdre dans le son, que ce soit dans le studio ou dans le club. Les clubs ne sont pas spécialement conçus pour parler, c’est un autre type d’échange social, à un autre niveau et ça arrive grâce à un language qu’on appelle la musique. Être fan d’une certaine musique m’a aidé à me connecter à des gens et à trouver les bonnes personnes avec lesquelles travailler. C’est pourquoi on a lancé les labels Playhouse et Klang Elektronik avec un groupe de quatre amis. Tu ne peux pas tout faire tout seul. Par contre, en ce qui concerne la production, ça peut aider parfois de se retrouver en solitaire et d’entretenir une sorte de conversation avec soi-même. Les instruments de production sont conçus à cet effet. Pour moi c’était un aspect très intéressant, en particulier au tout début de mes premiers enregistrement après mon expérience en tant que batteur dans différents groupes, quand j’étais à l’école dans les années 80.

À ce stade de ta carrière, est-ce que tu es content d’avoir pu rester un artiste indépendant ?

Je ne me sens pas complètement indépendant, car je suis plutôt très dépendant du fait que quelqu’un appréciera ce que je fais d’un point de vue artistique. Mais je ne suis pas dépendant d’une major ou d’une agence de management. Les deux premières décennies de ma carrière, aucun grand label n’aurait pensé que les artistes électroniques pouvait percer, à part peut-être Warp et Mute. Donc je n’ai jamais vu ce que je faisais comme une opportunité de signer sur une major. Les choses ont changé pendant un moment quand j’ai eu deux gros hits avec Alter Ego - ‘Rocker’ et mon ‘Geht’s Noch?’. Ce moment était aussi un tournant décisif pour la musique électronique en général quand des groupes comme Daft Punk et Justice sont devenus des succès énormes et d’une manière ou d’une autre, de la pop.

Quelle est la clef pour résister au temps, en tant qu’artiste ?

Essaie toujours de rester fidèle à toi-même, reste concentré et profite de l’effet de surprise de temps en temps. Malheureusement je n’ai pas de formule universelle, mais du moins c’est ce qui m’a été utile.

À quoi ressemble une semaine type pour toi en ce moment, tu arrives à passer du temps en studio malgré les tournées ?

Bien sûr ! J’essaie généralement de passer un maximum de temps en studio. C’est une part importante de mon travail.

Entre sensibilité club ou plutôt ambient, où est ce que tu te situes en ce moment au studio ?

Je me suis remis à travailler sur de la musique club. La grosse caisse n’a toujours pas perdu de son attrait après toutes ces années.

Des projets en cours ?

Rien de spécial mais je viens de déménager à Berlin il y a deux mois et ici, c’est assez facile de s’entourer de personnes qui partagent votre approche. Voyons ce qu’il en ressort.


Propos rapportés par M.-C. Dapoigny
Photos : © Nadine Fraczkowski



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