Tribal et excentrique : le Salon des Amateurs est un club unique en son genre
Un écrin avant-gardiste pour la vie nocturne de Düsseldorf
Ouvert il y a 13 ans, le Salon des Amateurs est une référence européenne en matière d’avant-garde et d’expérimentation. De l’extérieur, pourtant, il ne ressemble pas à grand chose : une salle de verre, en harmonie avec l’architecture brutaliste du Düsseldorf Kunsthalle, le musée d’art contemporain où se situe le club. À 2h30 le vendredi soir, le quartier est infesté de jeunes, ivres, gueulant comme des animaux en titubant : atmosphère 'enterrement de vie de garçon' permanente.
Surplombant la scène, une imposante statue de bronze toise ce petit monde. Elle représente Habakkuk, un prophète du Vieux Testament et fut créée par Max Ernst en 1971. Un des pères du dadaïsme, Ernst ne se serait probablement pas reconnu dans cette jeunesse clinquante et imbibée. L’intérieur du Salon, aurait en revanche pu l’intéresser.
Le Salon des Amateurs ressemble au café de musée qu’il fut autrefois. Un petit espace simple, avec un dancefloor en parquet, des sièges de cuir noir et des platines calées juste derrière le comptoir. En majorité Géorgiens, les serveurs aiment partager des shots de vodka avec les DJs.
Résident de longue date, Jan Schulte n’échappe pas à la règle. Entre deux gorgées, il s’adonne à un set varié, allant de French disco des 70s en passant par l’electronica de 45ACP jusqu’à ‘Let It Roll’, le tube jungle de DJ Crystl datant de 94, joué à 33 tours en fin de soirée. Une sélection peu commune qui semble ravir le public, qui danse jusqu’à la piste sans même passer par la case comptoir. La foule, qui a su s’éloigner des innombrables pubs irlandais de la ville et éviter de bloquer après un joint au bord du fleuve, est aussi variée que la musique elle même. Sur la piste, deux filles, la vingtaine, en vestes à épaulettes, se trémoussent non loin d’un quinquagénaire en costume de lin, au visage fermé et aux pas de danse frénétiques, qui rappellent bizarrement David Byrne. Une femme aux airs de Beth Ditto agite ses bras en l’air, tout près d’un couple d’ado en train de se peloter. Plus loin, une biker blonde en cuir s’éclate, à proximité d’un homme lugubre, aux allures de Tim Burton très alcoolisé. On a rarement vu un public s'abandonner de la sorte sur une sélection aussi leftfield.
Bière brune et moteur d’avion
Cinq heures plutôt, Jan Schulte, jeans noirs, baskets et t-shirt blanc, une Schlüssel brune à la main, ouvre les portes de son studio. C’est ici qu’il a produit une flopée de titres sous les noms de Bufiman ou Wolf Müller. Ici aussi, il a bossé sur d’autres projets, comme Montezumas Rache ou ‘Sound Of The Glades’, album d’ambient concocté avec le producteur Cass (Niklas Rehme-Schlüter). Autour de lui, des objets à la gloire de Bob l’Éponge, des bongos, de vieux synthés - dont un Wersi Elektra CF-90 - une photo signée de Gary Wilson, l'excentrique shaman de l’avant-funk US. Puis, forcément, beaucoup de vinyles, allant de WHAM! à la formation post-krautrock Kraan. La carrière de Schulte est indissociable de l’esprit du Salon des Amateurs. « L’une des raisons du succès du Salon, est qu’il ne s’agit pas seulement d’un bar ou d’un club, explique-t-il, derrière sa barbe naissante. Le Salon n’a jamais essayé de plaire au public. De plus, la scène club du coin est très restreinte. Ce qui fait qu’à certains moments, c’était le seul endroit où aller. Du coup, on est en position de force : tout le monde vient mais on peut continuer à faire ce qu’on veut. Je ne connais aucun autre endroit du monde où je pourrais jouer ‘Holland Tunnel Dive’ de ImpLOG’s à l’heure de pointe. » En effet, on voit mal où on pourrait entendre ce morceau, issu du New York de 1980, aux lyrics froides et marqué par un son semblable à un moteur d’avion venant de temps à autre engloutir tout le reste.
Le bizarre, Schulte aime sûrement ça, mais ce n’est pas ce qui lui a offert la résidence du club il y a dix ans. Le Salon, il l’a découvert par accident, avec des potes qui formèrent plus tard le label Themes For Great Cities. Vite devenu un habitué, Schulte est repéré. « À un moment, Detlef Weinrich, l’homme derrière le club, qui a étudié la sculpture, m’a demandé de jouer, se remémore-t-il. J’étais tellement nerveux que je n’arrivais même pas à allumer ma cigarette. Je faisais le malin à passer des morceaux rares, mais c’est quand j’ai mis ‘The Glow of Love’ de Change, un hit de disco US assez connu, que Detlef m’a dit ‘c’est plutôt cool ça.’ Après, j’ai joué régulièrement. Ici, tu peux jouer de tout, du temps que tu le fais bien. »
La forêt tropicale et la savane
Formé en 1994, Kreidler, le groupe de Weinrich est réputé pour son art-pop expérimentale, assez costaude. L’ancien aspirant sculpteur mixait aussi sous le nom de Toulouse Low Trax. C’est de son esprit qu’est née l’identité musicale du Salon, ouvert en 2004 avec l’artiste germano-éthiopienne Mehzion et leur ami Stefano Brivio. Rapidement, le club a gagné une réputation : celle d’un endroit où les DJs pouvaient passer des sons que d’autres clubs refuseraient. Des noms comme Loco Dice, Willie Burns, I-F, Syncom Data, Hieroglyphic Being, Cut Hands and Tako Reyenga (du label d’Amsterdam Music From Memory) ont tous joué au Salon des sets aussi dingues que mémorables. Mais ce sont les résidents, qui, de semaine en semaine, ont permis au club de perdurer. Que ce soit Schulte, Weinrich, Vladimir Ivkovich ou Lena Willikens, qui a commencé à l’entrée avant de jouer quelques vendredis par saison. Quatre artistes qu’on s’arrache aujourd’hui en Europe et ailleurs, envoyant le son du Salon sur des terres nouvelles.
Qu’est-ce donc que le son du Salon ? Qu’est ce qui le rend si unique ? Pourquoi se l’arrache-t-on ? Schulte a du mal à l’expliquer, mais tente quand même. « Il y a une forme d’hypnose dedans. C’est tribal. Chacun d’entre nous expérimente beaucoup avec des structures rythmiques, polyrythmiques, beaucoup de sons d’Afrique, des éléments anti-mélodiques. » Pour comprendre, mieux vaut écouter un des albums de Jan Schulte, ‘Tropical Drums of Deutschland’, une sélection de morceaux chopés sur des vinyles chinés en brocante, dans des magasins de charité, produits de base de ses sets. Des disques obscurs, issus de labels teutons quasi-inconnus, de pressages privés de la fin des 80's. D’autres compilations ont suivi, remplies de morceaux aux vibrations différentes des tracks house ou techno, mais qui, pourtant les rejoignent, les épousent. C’est après tout bien comme ça que le Salon fonctionne. « Ça a surtout été fait par des gens fous de Krautrock qui se tournaient vers le jazz fusion, développe-Schulte. C’était destiné à une nouvelle audience : les hippies adeptes de sons ésotériques. Certains de ces morceaux essaient d'imiter la forêt tropicale ou la savane, ce qui me plait beaucoup. Ils te donnent le sentiment que tu n’as pas à t’occuper de la vie en ville. Que tu peux la laisser derrière toi et partir à la campagne. C’est juste de la belle musique qui éveille mes oreilles. »
Né en 1986, Schulte a baigné dans les drums dès son enfance, à partir d’une cassette montée par son père. Une face contenait de longs jams funky par Rare Earth ou Blind Faith; l’autre, du Talk Talk et les héros locaux, Kraftwerk. Il s’esclaffe : « J’ai parfois l’impression que tout mon background musical est sur cette cassette ! » À 12 ans, le petit Jan crée des beats sur son ordinateur. À 18, il produit avec des copains d’école, qui finiront par former le crew de hip hop Antilopen Gang, en tête des charts il y a quelques mois.
Inondation
Mais tout ne pouvait pas non plus être parfait. L’année passée, de l’eau est retrouvée sous une partie du plancher du Salon, qui va devoir fermer afin de régler le problème.
« L’immeuble appartient à la ville, rappelle-Jan. Et la ville décide. Ça va prendre du temps, pour un tas de questions légales. Puis la ville n’est pas très fan de sa nightlife, même si elle voit le Salon comme un lieu culturel d’une certaine importance. Ensuite, ça fait plus de 10 ans que le club est ouvert. Le fermer puis le réouvrir, ça peut peut-être relancer l’excitation. »
En attendant, les DJs qui ont fait le Salon continueront à répandre son son tribal à travers les Continents. Comme un virus. Ce soir, deux guests, Phuong Dan et Jules de Golden Pudel Club sont derrière les platines. Le son s’apparente à Trans-Europe Express de Kraftwerk, englouti sous des couches de chants africains, de techno abstraite, jeté dans l’alt-pop gothique de Shrieback et du Masumi Hara. Pourtant, la foule danse encore, comme possédée.
Cet endroit n’est pas comme les autres clubs. La musique du Salon des Amateurs perdurera quoi qu’il en soit, par ceux qui y ont fait leurs armes de DJs. Mais ce foyer, si excentrique, hôte d’une si grande différence, se doit lui aussi de perdurer, physiquement.
Crédits :
Article paru dans le numéro de Septembre de Mixmag UK.
Texte original : Thomas H Green
Traduit de l'Anglais par Thomas Andrei