Vingt ans après sa suspension, cinq artistes français racontent le service militaire
“ A quoi ça sert ? A rien ! Voilà.”
La loi 97-1019 du 28 octobre 1997 mettait fin il y a 20 ans au service militaire obligatoire pour les jeunes né après le 31 décembre 1978. Jusqu’alors chaque homme se risquait de passer un an - puis 10 mois dès 92 - à crapahuter dans la boue et obéir aux ordres. Certains seraient les dents, d’autres regorgeaient d’imagination pour échapper à ce qu’ils considéraient comme une perte temps. D’autres passaient des disques. De Crécy, Garnier, Dunckel, Vitalic et Jack de Marseille racontent leurs expériences.
Étienne de Crécy
Ça devait être en 90. Je ne voulais absolument pas le faire. Tu pouvais te faire exempter à un test de 3 jours, mais je n’avais pas réussi. J’étais déjà assistant au studio Plus Trente. Mon patron m’avait engagé sans savoir que je n’avais pas encore fait mon service militaire. Que je sois appelé, c’était un peu la catastrophe pour lui. J’y étais rentré sans avoir trop fait d’études et si je partais un an, c’était sûr que je perdrai le job.
Alors, l’idée, c’était de se faire réformer pendant le service. Mon patron m’a dit d’aller voir un copain psychiatre, pour qu’il me fasse une lettre. Le psychiatre me dit “pour toi, le plus crédible, c’est de te faire passer pour schizophrène.” Il a écrit qu’il me suivait depuis hyper longtemps et que je n’étais pas du tout apte.
J’avais été affecté au 2ème régiment de marche du Tchad, à côté du circuit de Montlhéry, à Arpajon. Un truc ultra-hardcore. Ma stratégie, une fois là-bas, c’était de ne pas parler et de ne pas manger. Au début, c’était dur de ne pas parler alors quand on me posait des questions. J’ai montré ma lettre à un médecin, qui, manque de pot, était celui de l’autre régiment. Il m’a affecté à l’infirmerie mais a oublié de le dire au médecin de mon régiment. J’étais donc à l’infirmerie mais personne ne savait que j’étais là.
Je n’ai pas mangé pendant plus de 3 semaines. Pour manger, l’infirmerie nous ordonnait d’aller au réfectoire et je restais dans ma chambre. Ils ne faisaient pas le tour des chambres et comme je ne parlais pas, personne ne savait que je ne mangeais pas.
J’ai tenu le coup parce qu’ils distribuaient des Lexomils. La plupart des patients disaient : “Je prends pas leur drogue !’ Moi j’étais là genre, “ vas-y, aboule.” Alors je mangeais les Lexomils de tout le monde. Pendant tout ce temps, j’étais dans un brouillard de Lexomils. Je ne pouvais même pas prendre de décision, donc je n’ai pas pensé à abandonner. Je regardais par la fenêtre ces mecs qui couraient à 4 pattes avec leurs adjudants qui montaient sur leur dos, qui leur donnaient des coups de pieds. Moi, je lisais des Strange, un magazine de science fiction. Il n’y avait que ça à lire.
Le sentiment de faim s’arrête très vite. C’est remplacé par la faiblesse. Dès que je me levais, j’avais la tête qui tournait. Tu es comme un petit vieux, tu dois calculer tous tes gestes à l’avance.
Au bout de 2 semaines et demie, une grande gueule, cheveux longs, a été placée dans ma chambre, où il y avait 6 lits. Il gueulait : “ Je veux pas faire l’armée ! Je porte pas de cuir, je veux pas de Rangers ! Puisque c’est comme ça, je ne mange pas.” Vu qu’il parlait, les infirmiers savaient. Au bout de deux jours, ils sont venus lui dire que ça devenait dangereux pour son corps. J’ai eu un moment de panique.
Heureusement, des mecs dans l’infirmerie ont pété l’armoire à pharmacie pour voler des médicaments. Inspection générale. Le général regarde tous les malades. J’étais affaibli et il me demande ce que je fous là. Je ne réponds pas. Les deux médecins étaient là et celui qui m’avait affecté dit à celui de mon régiment : “ Oh merde, je l’ai complètement oublié ! Il est à toi celui-là !” Alors, ils m’ont donné un rendez-vous avec le psychologue du régiment. J’étais tellement une loque qu’il m’a cru. J’ai pu arrêter mon rôle et recommencer à manger.
Le seul moment où j’ai eu peur, c’était la dernière semaine. Il y avait un gros balèze qui m’en voulait d’avoir réussi à être réformé, alors que lui n’y arrivait pas et avait des convictions. Il me traitait de bâtard. On a parlé de la musique du Professionnel, avec Belmondo. Qui était aussi utilisée dans la pub Royal Canin. J’ai fait une blague là-dessus « Imagine Bébel qui court à poils dans les champs. » Il était super vénère : “ TU TE MOQUES PAS DE BÉBEL ! TU MANQUES PAS DE RESPECT À BÉBEL ! ” J’ai cru qu’il allait me casser la gueule.
Je suis sorti à la fin de la semaine, en ayant perdu quelques tailles de jean. Je suis parti à pied et j’ai fait du stop jusqu’à une gare RER. J’étais ultra très content. J’ai pu recommencer à travailler.
Laurent Garnier
C'était horrible. Je vivais à Manchester et du jour au lendemain ma mère m'appelle : “faut qu'tu rentres, que tu sois à la maison dans deux mois sinon tu vas passer en temps que déserteur. Tu risques d'aller en taule, il faut vraiment qu'tu rentres.”
J'ai eu un petit peu de chance. Ma mère avait une cliente qui était mariée à un je sais pas quoi, un flic, ou un truc comme ça. Parce que ma mère était coiffeuse. Elle était paniquée parce que je disais : “ Moi j'rentre pas ! Vous m'faîtes chier, j'en ai rien à foutre, je rentre plus en France, allez vous faire foutre.” Elle m'a rappelé en me disant “bon écoute, j'ai parlé à Madame Machin, son mari va essayer de faire en sorte que tu n'ailles pas pendant un an à Montlhéry ou en Allemagne pour faire ton service et que tu restes à Paris et sois serveur pour les officiers.” C'est pas génial, mais toujours mieux qu'aller crapahuter dans les montagnes en Allemagne. Donc je suis rentré.
Finalement, j'ai fait six semaines de classe à Montlhéry dans un truc qui s'appelait le Régiment de marche du Tchad. Là, tu avais tous les cramés. Tous les mecs qui ont refusé de faire l'armée, donc tous les barjots. J'étais habillé en kaki, avec les Rangers, crâne rasé, toute la panoplie. On a fait des marches, des marches, des marches... Pendant six semaines. C'était horrible… C'était horrible.
J’ai trouvé ça très humiliant. Mais j'ai passé de bons moments et j'ai rencontré des mecs sympas. J'ai énormément rigolé. Mais c'était une perte de temps. J'avais un travail, j'avais une maison. J'ai perdu mon boulot, la baraque, on a du la louer, je me suis séparé de ma nana... Et puis surtout j'avais un vrai travail. Ça m'a mis dans la merde ! Je me souviens qu'il y avait un mec qui avait une putain de place chez Hermès ! Il dessinait les carrés, pour Hermès. Le mec me disait “mais qu'est ce que je fous là ?!” T'avais lui et d'un autre côté tu avais le fils du fermier, qui était jamais sorti de chez lui et s'était retrouvé dans une chambrée complètement givrée. Y'avait de tout. Ça c'est intéressant. Mais beaucoup perdaient leur temps, ils détestaient l'Armée. On n'apprend pas à tenir une arme et tout ça, c'est des conneries ! Y'a des personnes pour qui ça peut être une orientation, mais pour les gens qui ont déjà un boulot, à quoi ça sert ?! A quoi ça sert ? A rien ! Voilà.
Après, j'étais serveur pour les officiers à Versailles. On travaillait un peu comme dans un restaurant en fait, parce que c'était tous les gradés qui venaient manger. Les Sergents, les colonels, on servait tous ces mecs là. En plus de ça, y'avait une espèce de salle de réception et le soir tu avais les enfants des gradés qui faisaient des rallyes. Donc je jouais en DJ. C'est le seul job où je gagnais un peu l'argent, parce qu'au final j'ai fait l'Armée pendant un an.
Je jouais des conneries. Je jouais ce qu'ils voulaient... C'était horrible. J'étais obligé de jouer du rock'n'roll, mais des merdes. J'allais pas jusqu'à Sardou mais j'étais obligé de jouer du Mylène Farmer ! Ah tu peux rigoler ! Mais je n'ai aucune honte à ça ! Parce qu'en fait, je vais te dire pourquoi, ça c'était des extras. En extra, un serveur était payé 100 francs. Au DJ, ils donnaient 300. Alors j’ai dit “ouais moi je passe tout ce que vous voulez !” Donc je l'ai fait. Je leur passais leur merde et à la fin, quand ils étaient complètement bourrés, j'arrivais toujours à jouer un peu de house.
Après, je suis reparti en Angleterre. Mon problème, c’est que je suis parti Juin 88, juste avant que les premières raves explosent. Puis je suis rentré Juin 89. J’avais raté le train. J'ai tout raté, tout perdu. J'ai vu les trois premières raves de Manchester et après j'ai tout raté. Ça m'a tellement gavé que je suis rentré en France.
Jean-Benoît Dunckel / AIR
À l’époque, je faisais des études de physique à l’Université d’Orsay, Paris XI. J’ai passé une première fois les 3 jours, à Blois, en Janvier 93. On m’avait détecté un souffle cardiaque, je pensais que ça allait passer. Mais le docteur avait dit que ce n’était pas grave. J’étais apte. J’étais hyper dégouté. Je faisais beaucoup de musique et m’éloigner de mon piano pendant un an, c’était la fin, pour moi. Inimaginable.
Un soir, j’étais dans mon lit. Il était 23h30. Un pote me téléphone et me dit qu’il est au café avec un ami. J’hésitais à descendre boire un verre, je m’endormais. Mais j’y vais. Ce mec me raconte qu’il s’est fait réformé en se faisant passer pour épileptique. Il m’a expliqué comment faire une fausse crise d’épilepsie.
Alors, un après-midi, je suis allé dans les bois, chez moi, vers Porchefontaine. C’était plus discret qu’un parc. Et je me suis forcé à me cogner la tête contre un arbre. Pour avoir une blessure à la tête. Il fallait se pisser dessus, aussi, c’était important. Donc je me suis pissé dessus. Je me suis aussi vautré par terre, pour faire genre je suis tombé. Mon pote, qui était complice, m’a apporté à l’hôpital Miot. Il leur a dit que je ne voulais pas venir mais que j’avais fait une crise d’épilepsie.
J’ai été suivi pendant 3 jours, ils m’ont posé plein de questions, donné des médicaments que je n’ai pas pris. J’ai fait un IRM du cerveau, avec une prise d’iode. Extrêmement désagréable. Je n’avais rien au cerveau mais il peut y avoir une cause invisible. Je me suis barré avec une lettre du médecin qui me donnait un traitement pour l’épilepsie, que j’ai envoyée à l’armée. Ils m’ont convoqués pour repasser les 3 jours.
J’ai plombé mon dossier à fond en cochant toutes les cases. J’ai dit que je faisais des crises de nerfs, que je pétais les plombs souvent, que je ne m’entendais pas avec mes parents qui étaient divorcés. On m’a envoyé voir le psychiatre de l’armée. J’ai dit que c’était parce que j’étais à bout que je faisais des crises d’épilepsie. Que je prenais des drogues, fréquemment. Que je faisais des fugues et partais une semaine avec des amis sans donner de nouvelle. Tout était inventé. J’ai très bien joué la comédie et ça a marché.
Mais au moment où j’allais prendre mon mandat qui disait que j’étais réformé, le mec qui était là savait très bien que j’avais fait exprès. Il m’a dit : “ toi c’est spécial, on t’envoie dans un commando très dur.” Il plaisantait. J’étais exempté.
Je ne suis pas contre l’armée. Ça pouvait être un facteur d’intégration, certains apprenaient à faire du sport, à lire. Mais moi, je pense que ça m’aurait vraiment tiré vers le bas. Lever les drapeaux à 6h, bouffer de la merde, à se faire engueuler toute la journée et obéir à des ordres débiles. Déjà, à Blois, l’humour gras des officiers, je ne trouvais pas ça très drôle. “Quand vous êtes en perm’, c’est la bouteille à la main et la bite en avant.” Je me suis dit que ce n’était pas pour moi.
Jack de Marseille
C’était en 89 à Montigny-lès-Metz. À l’époque, j’étais prof de tennis. J’ai été ajourné une première fois pour six mois, parce que j’ai un rein qui flotte. Mais c’est banal. J’ai fini par faire 11 mois.
J’ai fait mes classes au 43e RT, dans les transmissions. J’étais sédentaire fixe. On faisait du morse. Plus tu allais vite et plus tu avais de perm’. Comme j’avais fait du solfège et du piano, j’avais une oreille bien développée. J’ai réussi à obtenir un cumul de perm’ qui m’a permis de sortir un mois plus tôt. Je ne voulais pas rester plus. Même si, sans l’armée, je ne serai pas DJ et je serai toujours prof de tennis.
Quand on faisait les gardes du week-end en binôme, on s’apercevait que si un restait, l’autre pouvait partir. On ne s’est jamais fait choper. Avant, je jouais en tant que DJ au club house de mon club de tennis. Ce n’était pas vraiment du mix. Mais ma première fois à jouer dans un club, c’est pendant le service militaire, pas très loin de la gare de Metz. Un soir, j’ai sympathisé avec le couple qui tenait ça. Le mari, un vieux monsieur, m’a pris en sympathie comme si j’étais son petit-fils. J’avais toujours été attiré par cette cabine de DJ. La première fois, j’étais tout excité d’être dedans. Après, je jouais un jour par semaine, pour 2 francs 6 sous. On y allait à pieds ou un pote nous amenait en voiture. Parfois on prenait un taxi à plusieurs. On pouvait rentrer quand on voulait du temps qu’on était là pour la levée du drapeau.
Dans la chambrée, je faisais venir du monde et mettait le son à fond. On faisait notre petite rave party. J’avais juste un ghetto-blaster, donc on n’a jamais eu de problème. Je mettais de la house new-yorkaise, French Kiss de Lil Louis, du garage. C’est ce qui passait à la radio, sur NRJ avec Dimitri From Paris et Skyrock, qui faisait les Sky-rave méga-mix le samedi soir. J’enregistrais des cassettes dès j’étais en perm’.
À l’armée, un copain a vu que j’étais passionné de musique. Il m’a dit qu’il y avait un remplacement à faire au Pigeonnier, un club de Saint-Tropez, donc après le service je suis allé faire ça 15 jours. Sans ça, je serai parti en vacances et j’aurais repris le tennis. Ça aurait pu s’arrêter là mais après je suis allé voir un pote au Cap d’Agde que j’avais rencontré avant le service, quand je jouais au tennis là-bas. Il est tombé malade et j’ai fait la saison entière à sa place. Je n’ai plus repris le tennis.
Vitalic
J’aurais du faire mon service militaire en 99. Je vivais à Guildford, dans le Surrey, en Angleterre. Je venais de finir mes études, j’avais voyagé partout et je comptais prendre 6 mois pour faire de la musique. J’avais vraiment envie de sortir sur Gigolo et je me préparais à rentrer en France. Si je passais un an sans faire de musique, je pensais que je serai foutu. Puis, je suis un oiseau de nuit, je n’aurais pas bien vécu l’environnement.
Ce qui me faisait assez flipper c’est les légendes qui tournaient. J’avais pratiquement la trentaine, avec de belles études, un musicien ouvert sur le monde qui allait se retrouver sous les ordres d’un petit mec de 18 ou 20 ans. En général, les mecs comme moi étaient traités de manière plus sévère. Une sorte de clivage social. Des mecs déprimaient tellement qu’on les dégageaient.
J’avais fait une journée de tests quand j’étais en fac à Lyon. C’était à Mâcon. Tests physiques, de santé mentale. J’avais eu d’excellentes notes et ils m’avaient demandé de rester : une carrière pouvait m’attendre dans l’armée, avec un bon salaire, une retraite tôt, des responsabilités. Ça collait pas du tout !
Je me souviens d’un test qui consistait à piloter un petit avion sur jeu vidéo avec un joystick. Dans une petite cabine, tout seul. Tu tournais à droite, ça faisait descendre. Tu montais, ça allait à gauche. Tu tirais sur des cibles rouge et bleue, dans une sorte de labyrinthe. C’était long. J’étais rentré dans la performance et je suis ressorti en nage. C’était un cauchemar.
Mais je commençais à recevoir des courriers. La gendarmerie venait nous chercher, à l’époque. Donc ils étaient venus chez mes parents, à Dijon, en leur rappelant que le service militaire était obligatoire. Donc vite fait, je me suis inscrit en Histoire. Alors que j’avais mon DESS en langues étrangères et un diplôme en économie. Je me suis inscrit pour essayer d’échapper au truc. Et pendant le premier semestre d’Histoire, avant noël, le service a été aboli et je n’ai pas eu à le faire. J’ai continué à aller aux TD mais j’ai arrêté les cours du jour au lendemain.
Crédits :
Propos rapportés par Thomas Andrei