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36 heures dans la débauche festive de la Pride de Tel Aviv

Avec le duo Deep’a et Biri

  • Marcus Barnes | Photos : Ben Palhov
  • 7 August 2019

Une foule de 300 corps couverts de sueur hurle de jubilation alors qu’un nouveau kick vient marteler le dancefloor plein à craquer. Dans cette salle sombre et enfumée, des éclairs de lumières rouges passent au-dessus de la têtes des ravers qui dansent sur les plateformes installées contre les murs de la salle. Au milieu, trois performers couverts de guirlandes des pieds à la tête s’ébattent sur un podium en face du DJ booth. Derrière les platines, le duo israélien Deep’a & Biri est en plein milieu d’un set de 4 heures, et l’atmosphère est en train de devenir intense. « Le dancefloor est une vraie ménagerie ! » s’exclame Deep’a (aka Yaron Amor). L’air est chaud, humide et bourré d’ions positifs. Nous sommes à Tel-Aviv à l’Alphabet, à la vingt-quatrième heure d’un cycle festif de 36 heures spécial Gay Pride, et le club regorge d’énergie pure : c’est la Pag, une des soirées techno LGBTQ+ les plus réputées de la ville.

Tel Aviv a vu sa population presque doubler en l’espace d’un weekend grâce à sa Pride annuelle. Plus de 250 000 personnes, dont 40 000 touristes étranger·ère·s prennent part aux festivités – une fréquentation record pour la cité israélienne qui se dit « la plus gay-friendly au monde ». Autour du défilé, le drapeau arc-en-ciel est omniprésent, en devanture des magasins, aux balcons, à l’entrée des immeubles : ses couleurs s’étendent à perte de vue.

La jeunesse locale a travaillé d'arrache-pied, des années durant, pour défendre l’existence de choses qui semblent acquises dans d’autres pays. « Ici les gens doivent se battre pour mener une vie normale », explique Deep’a. « On vit une situation complexe : le conflit avec nos voisins cause beaucoup de stress. Tel Aviv doit travailler dur pour protéger différents aspects de la culture comme la vie nocturne, la gastronomie, l’art – des choses qu’on considère comme allant de soi en Europe ou aux États-Unis – sont très fragiles et sensibles ici. Quand on a commencé il y a 14 ans comme organisateurs et DJs, il a fallu faire des pieds et des mains pour que les choses se passent et convaincre les gens de venir jouer à Tel Aviv. Ça a été dur. »

Ce n’est un secret pour personne, l’état d’Israël est impliqué dans un conflit délicat et extrêmement complexe avec la Palestine. Les difficultés nées de cette situation sont ressenties des deux côtés par les civil·e·s qui aimeraient vivre normalement. Dans ce contexte, la musique est un exutoire de choix pour relâcher les tensions constantes qui parcourent la ville.

« On n’est jamais allés très loin dans les déclarations politiques, continue Deep’a. Il y a des choses que font le gouvernement avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Et il y a des choses que fait l’autre camp avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord non plus, mais il est clair que les leaders des deux côtés doivent faire plus pour obtenir la paix. Ils devraient se lever tous les matins et se battre pour arriver à un accord, mais ils ne le font pas. C’est très compliqué, donc nous avons tendance à nous en tenir à l’art et à l’action positive – des choses plus universelles et libérales. »

« Les clubs ici ont une responsabilité énorme de créer un espace pour que les gens puissent s’exprimer et être libres », nous dit Tal Maman, copropriétaire de Pag et d’Alphabet. « C’est un lieu plein de tensions, et pouvoir faire ce que tu veux, écouter de la bonne musique et passer du temps avec tes amis est important. C’est une belle manière de célébrer la vie – même si je sais que c'est cliché. »

Tel Aviv est sans nul doute la ville la plus libérale d’Israël, une « bulle » vers laquelle des habitant·e·s de tout le pays affluent pour en absorber l’atmosphère permissive. Le beau temps toute l’année permet à la ville de développer ses activités en extérieur. L’atmosphère est chaleureuse et accueillante, sociable et vivante toute la journée. De nombreuses échoppes restent ouvertes jusqu’à tard le soir, certaines 24h/24 : la ville est rarement calme. Cette énergie constante nourrit la culture club de Tel Aviv.

Deep’a & Biri se sont impliqués dans la scène local après leur service militaire. (En Israël, il est obligatoire : trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes). Ils ont eu la chance d’y trouver tous les deux une fonction administrative, évitant le danger. Mais Biri a quand même dû faire 30 jours de prison après avoir désobéi aux ordres en s’absentant un weekend pour un DJ set: « C’était une date importante, alors… », il rit.

« Je pense qu’il doit être un des seuls DJs au monde à avoir été en prison juste pour jouer un set », s’amuse Deep’a.

Leur détermination est sans faille : ils ont laissé derrière eux famille et amis pour s’installer à Berlin début 2018, où ils ont enduré un des hivers les plus longs et froid de l’histoire de la ville. Ça n’a fait que galvaniser leur engagement pour leur art, et c’est à cette époque qu’ils ont terminé leur second album Dominance. Un LP qui explore la relation en constante évolution entre l'humain et la machine, le reflet de leurs humeurs pendant ces mois d’hiver, parcouru d’atmosphères sinistres et d’un air de mélancolie poignant.

Une pochette marquante vient illustrer leurs sons sombres et menaçants, indice de leur amour pour les arts visuels. On y trouve une image d’Avraham Guy, un juif orthodoxe qui, avant de rencontrer le duo, n’avait jamais écouté de techno de sa vie. Deep’a a découvert son travail au hasard, en ramassant un livre de prières qu’il avait illustré. Avraham est un des nombreux artistes connectés au cercle intime du duo. Pendant ce séjour, Mixmag rencontre plusieurs de leurs amis artistes – Yaron Barbi, Sean Doron, qui travaille sur un projet d’hôtel (avec une église magnifique qui sera reconvertie en club) dans la vieille ville de Jaffa, ainsi que Shay Peled, le plus gros marchand d’art d’Israël qui organisait des soirées avec Deep’a il y a quelques années. Et des DJs bien sûr, comme Dana Friman et Anna Haleta, qui a lancé les Pacotek, une des premières soirées techno de Jérusalem. Tous s’efforcent de protéger l’art et la culture de Tel Aviv.

Tel Aviv n’est pas une grande métropole : elle habrite une population d’environ 500 000 personnes intra muros. En conséquence, la compétition est rude, et les acteurs doivent rivaliser d’ingéniosité pour capter l’attention d’un public limité. La communauté électronique a l’embarras du choix – plusieurs lieux invitent des talents locaux et internationaux toutes les semaines : Sputnik, Breakfast Club, Alphabet, Beit Maariv et The Block pour en citer quelques uns.

« C’est une petite ville, mais il y a beaucoup de clubs, dit Biri. Au moins quatre ou cinq grandes institutions qui ramènent des artistes de classe mondiale chaque weekend. Donc les gens apprennent beaucoup de choses sur la musique par eux-mêmes. »

« Ici, le public est sophistiqué et très éduqué, ajoute Deep’a. Comme DJ, il faut savoir ce que tu fais, sinon tu n’as aucune chance à Tel Aviv. C’est ce qui nous a formé comme artistes ; ça a été notre école. »

« Ils peuvent être plus impatients, peut-être à cause des tensions dehors et du contexte politique, continue Biri. Ils veulent s’échapper de tout ça avec une dose de 4 heures de musique intense. La foule aime les sons plus extrêmes ici. Je pense que c’est pour ça que la trance est aussi populaire. »

En fait, la trance a été le moteur de la scène locale florissante et reste le genre électronique le plus populaire du pays. Dans les années 90, une bonne partie de la jeunesse, au sortir de plusieurs années d’un service militaire pénible, a commencé à se tourner vers les côtes indiennes pour récupérer et se détendre. Là, les jeunes ont découvert Goa et la psy-trance et l’ont ramenée en Israël, donnant le coup d’envoi aux premières soirées électroniques. Aujourd’hui la culture club et la musique électronique sont en plein essor à Tel Aviv – le secteur a connu une croissance exponentielle ces dernières années, attirant des visiteurs internationaux toujours plus nombreux, et de plus en plus d’événements en extérieur ont lieu en ville. Le Nord du pays accueillera bientôt le plus gros festival de son histoire, Meteor, avec des headliners comme Flying Lotus, Nina Kraviz, Kamasi Washington et Pusha T.

« Une de nos motivations premières est d’offrir un espace pour que les gens puissent se libérer du stress du quotidien », explique Deep’a. « On sent que les gens en ont besoin; ils ont besoin de s’échapper de tout ça. Ici les gens vivent sous une pression constante. Tu allumes la télé et tu vois que l’Iran est en train d’élaborer tel type d’arme ou tel autre type de bombe – on le sent de tous les côtés. Alors si on peut faire quelque chose de positif qui déconnecte les gens pendant six ou sept heures et qui les fait se sentir bien, bien sûr que c’est une des raisons pour lesquelles on fait ça – en dehors de l’amour pour la musique. »

« Il y a le fameux dicton ‘Dance like there’s no tomorrow’ », conclut Deep’a. « Quand tu vis dans cette région du monde, des fois tu ne sais vraiment pas de quoi demain sera fait, et ce sentiment se traduit par une folie instantanée dans notre vie nocturne… »

Alors qu’ils entament la dernière heure de leur set, on ne peut s’empêcher de contempler le pouvoir unificateur et libérateur de la musique autour d’eux. Peut-être que le dancefloor peut accomplir ce que les politiciens semblent incapables de faire.


Marcus Barnes est contributeur régulier à Mixmag et auteur de l'ouvrage Around the World in 80 Record Stores.



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