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Culture

À Hong Kong, un collectif redessine l’avenir d’une scène locale en pleine crise existentielle

Entre menace sanitaire et répression politique, Absurd Trax apporte un peu d’espoir au milieu du chaos

  • Nyshka Chandran | Photo Klaus Lee, Jaya, Eaton HK, Kying, No More Wave, Suze陳
  • 27 March 2020

Hong Kong, actuellement confrontée à la double épreuve de la pandémie de coronavirus et d’un mouvement séparatiste pro-démocratique, est au bord de la crise existentielle. Chez les habitants, le moral est au plus bas – beaucoup craignent pour l’avenir de leur ville. Et pourtant, le label local Absurd Trax ne la quitterait pour rien au monde.

« C’est cette tension constante entre nous et l’environnement oppressif, hostile, et chaotique, et notre capacité à décrire tout ça en musique qui me donne de l’énergie », explique son co-fondateur Gavin Wong, nom de scène T0C1S. « Je ne voudrais tenir ce label nulle part ailleurs ».

Étant l’une des cités les plus densément peuplées au monde, l’espace dédié aux initiatives artistiques sont denrée rare à Hong Kong. Cependant, les sons club expérimentaux d’Absurd TRAX se sont fait une place bien à eux dans les rues bondées de la ville. Ses sorties futuristes, qui s’étendent de la bass music industrielle au dark ambient, se démarquent sur la scène électronique pour leur aplomb, leur caractère imprévisible et franchement libertaire – autant éléments directement tirés de la philosophie du label, adepte des formes libres.

« Je ne pense pas qu’on essaie consciemment de cultiver une esthétique, on s’accepte juste tel que l’on est », dit Wong, également fondateur de la web radio Hong Kong Community. « Le but est d’explorer notre propre identité et en même temps d’exister sans avoir à se conformer. »

« On ne s’est jamais sentis formatés par des idées préexistantes de ce qu’était la musique club, parce qu’il n’y a pas de club où on voudrait sortir ici », continue Wong. « On ne ressent aucune pression à créer une musique qui remplirait une fonction. »

Le collectif, dont le noyau dur est basé à Hong Kong, avec un réseau de collaborateurs disséminé dans toute la région, se voit peut-être comme un outsider. Mais au sein de la communauté électronique mondiale, on l’accueille à bras ouverts. Après avoir joué la toute première Boiler Room de Hong Kong en 2018, Absurd TRAX a fait son premier Berghain en début d’année, au sein de la programmation du CTM Festival. Leur performance survoltée – avec les visuels du studio de design avant-gardiste Selam X – a couvert le spectre de l’esthétique rave avec des éléments de noise et de techno déconstruite. Nerve a construit un périple de textures vrombissantes pour aboutir à une apogée rave furieuse, ASJ s’est lancé dans des mélodies trance galopantes, FOTAN LAIKI a lâché une volée de sons clubs démentiels surmontés de rap acéré : une nuit complètement délirante, du début à la fin.

C’était comme « une table ronde entre les artistes et l’audience, et par table ronde, j’entends mosh pit », décrit le producteur berlinois Dis Fig. « C’est très rare de voir à l’œuvre une telle interaction physique dans un public à Berlin, surtout en club. Les gens ont tendance à rester entre eux ici, [mais] à Saüle cette nuit là, j’ai vu une participation énorme de la foule… L’énergie de la pièce était tellement folle, et c’est le crew tout entier qui a apporté ça. »

On ressent cette passion du déchaînement dans le roster d’Absurd TRAX. Des émotions brutes, des thèmes comme l’inhibition et la mort conceptuelles marquent chacune des 14 sorties du label, dont on doit la dernière au natif de Hong Kong Kelvin T. Son second album Aerate est sorti fin février et veut « imiter un état d’esprit hallucinatoire », à en croire la description du label. Mission accomplie en tout cas avec le single ‘Be Air Be Air’, dont les synthés étourdissants et les drums lourds jouent avec vos notions de l’espace et du temps.

Aerate a suivi de près la sortie de 10 Years, une mixtape mordante de WRACK, artiste affilié au crew NAAFI et basé à Tokyo, où beats bass music et drill se mélangent aux sonorités afro-latino avec une technicité impressionnante, pour un rendu cybernétique. Loss de Thegn, est quant à lui une véritable exploration du deuil qui syncrétiste punk lo-fi et bruits métalliques dans une violente tempête d’intensité sonore.

En écoutant les démos, Gavins recherche ce qu’il nomme « l’absurde ». Il le définit comme « une qualité contradictoire, cacophonique et poignante à la fois, aliénante et familière… Il faut que ça soit un challenge, pour moi et les auditeurs. »

La musique quant à elle, même si disparate en apparence, « évoque un sentiment d’intimité et de parenté, une catharsis collective », nous explique Nin Chan, le membre le plus âgé du collectif, qui mixe sous le nom de Tsalal. « Même quand la musique est brutale, très cruelle ou très forte, ce qui transpire c’est la tendresse, le souci de l’autre et la considération ».

« À nos meilleures soirées , c’est comme si on avait tous traversé le purgatoire ensemble, main dans la main », il raconte.

Absurd TRAX est la somme de ses parties. Les membres qui constituent le noyau dur du collectif viennent de milieux et d’écoles de pensée différents. Fotan Laiki est rappeur, alors que le producteur Alexmalism est violoniste de formation classique. Mais plutôt que d’unifier le groupe sous une vision unique, le label agit comme une plateforme permettant à chacun d’ exprimer son style individuel. « Ce sont les efforts investis dans la communication et la tolérance qui nous unissent en tant que groupe, et le temps passé ensemble qui nous permet de comprendre les besoins et les pensées de l’autre », résume Alexmalism.

Le projet a d’abord été conçu en 2015 quand Wong et quelques amis, inspirés par des webzines comme Tiny Mix Tapes, ont lancé un blog cantonais intitulé Absurd Creation. Un an plus tard, Wong a lancé Hong Kong Community Radio sur différents sites de streaming et en 2017, le label a officiellement été lancé.

La méthodologie organique est essentielle au mode opératoire du groupe, dit Tsalal: « Nous n’avons pas dans l’idée de nous inscrire dans une lignée, un héritage ou une communauté, mais plutôt d’ouvrir un espace pour que surviennent différentes choses, des choses qui peuvent nous surprendre et nous abasourdir… si on n’avait aucune idée, on ne ferait pas de shows, c’est aussi simple que ça. »

La promotion de genres underground de niche n’est pas simple à Hongkong, une ville où les loyers vertigineux forcent les clubs à adopter une posture lucrative, laissant peu d’espace aux programmations aventureuses. La fermeture en 2018 du club underground mecca XXX, où Absurd TRAX organisait la plupart de ses événements, a laissé un trou béant dans la vie nocturne, alors que plusieurs mois de manifestations politiques et de crise sanitaire avec l’épidémie de coronavirus ont fait chanceler toute l’économie locale, laissant la place au conservatisme économique de droite.

Sans se laisser abattre, Absurd TRAX se crée son propre avenir au milieu du chaos. « L’énergie de la scène locale est assez faible en ce moment », dit Gavin. La culture électronique et les labels ont peu de racines ici, donc il y a peu de bases sur lesquelles nous pouvons nous établir, il nous confie. « Ce sont des cultures importées et nous en avons été consommateurs, mais le temps est venu pour nous de construire nos propres mouvements. » Il espère que le collectif et la radio pourront « aider à créer les réseaux pour notre communauté, notre propre histoire et son évolution. »

Alors que la métropole asiatique peine à définir son identité durant cette période trouble, les habitants en sont à se demander ce que signifie être honkongais. Des racines chinoises, des années d’occupation coloniale britannique et japonaise ont laissé place à une culture hybride, pas toujours simple à appréhender par les artistes.

Selon Alexmalism, qui poursuit un doctorat en musique et sound design, « être musicien·ne hongkongais·e signifie qu’on ne devrait s’attacher à aucune contrainte. »

Il en a assez que sa ville d’origine soit définie comme un melting-pot où se rejoignent les influences de l’Orient et de l’Occident : il explore de nouvelles pistes narratives dans son premier album TKO. Construit autour des théories du géographe marxiste David Harvey, son LP touche aux problèmes socio-économiques majeurs de Hong Kong. Mais ces derniers trouvent un écho dans le monde entier. On y retrouve le consumérisme, l’anxiété des banlieues et la production industrielle, avec des extraits de violon improvisés et des « sons ultra minimalistes quoique presque plastiques », selon le communiqué officiel.

« Il y a une atmosphère dans TKO qui précède les manifestations, comme un genre de colère », décrit Alex.

Il est convaincu que la crise que traverse la ville, si grave soit-elle, pourrait avoir des effets positifs. La pandémie de coronavirus a mis une pause à toutes les activités des clubs et les manifestations continuent, mais tout cela pourrait « permettre à la ville de se construire un meilleur système immunitaire, peu importe le nombre d’épisodes de névrose post-traumatique que le futur nous réserve », il remarque. « Après tout, je ne pense pas que ça soit la fin du monde. »


Nyshka Chandran est une journaliste spécialisée dans la musique, la culture et la politique en Asie du Sud-Est, suivez-la sur Twitter.

Initialement paru sur mixmag.net. Traduit de l'Anglais par @MarieDapoigny



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