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Culture

À Lyon, les collectifs réinventent une scène plus hybride, globale et inclusive que jamais

Une journée dans la capitale des Gaules avec le crew local Hard Fist

  • M. Dapoigny
  • 10 September 2019

Il suffit de quelques minutes d’exploration dans les bacs « local heroes » de Chez Émile Records, disquaire situé au pied des pentes de La Croix Rousse, pour se rendre compte que la scène lyonnaise a explosé ces cinq dernières années. Depuis l’ouverture du record shop & distributeur initialement dédié aux labels lyonnais il y a six ans, les labels et collectifs locaux se sont multipliés : « La période où on est arrivé a correspondu aussi avec l’explosion des clubs à Lyon », explique Olivier aka Mush, cofondateur du lieu, une pile de disques à la main. Les saveurs locales ne se dégustent pas que dans les bouchons du coin.

Chinant dans ses bacs en pin blanc, le boss du label Sharivari nous fait une sélection des artistes et labels locaux les plus prometteurs du moment. Au-delà de la référence des sons funky qu’est devenu Folamour, « à l’heure actuelle, il y a beaucoup de choses downtempo un peu industrielles », à l’image des sorties sur Kump, entre influences tribales, dub et slow-indus. La scène dub locale, autrefois hyperactive et menée par des labels comme Jarring Effects, aurait ainsi influencé une nouvelle génération de musiciens soucieux de décloisonner les genres. Parmi eux, les activistes locaux BFDM, qui a joué un rôle important dans l’explosion de The Pilotwings et J-Zbel sur la scène française, Blue Night Jungle, et Hard Fist, label dirigé par Tushen Raï et Cornelius Doctor.

À première vue, cette génération regarde volontiers du côté des anciens. À l’exemple de Tunnel Vision, label dédié aux reissues de chefs d’œuvres oubliés des années 80, ou Late Night. Rec., structure fondée par un tout jeune Saulk Regurk regroupant un réseau de labels dédiés aux rééditions : Melodies Souterraines, Musiques Électroniques Actuelles et Hybride Sentimento. Et pour cause, toutes ces initiatives révèlent un goût certain pour les sons hybrides, sentimentaux et nostalgiques nous confirme Olivier, alors que sur une Technics 1200 tourne un titre du célèbre groupe rock psyché local Abschaum, signé – contre toute attente – sur le label électronique Macadam Mambo, projet porté par les figures Sacha Mambo et Guillaume Des Bois.


Cette volonté de décloisonner les genres et abolir les frontières géographiques et temporelles, on la retrouve aussi à l’œuvre chez Hard Fist, une des structures qui ont apporté un souffle de changement sur la scène lyonnaise. Avant notre prochaine soirée Electronic Subculture au Sucre qui mettra à l'honneur le label, ils nous ont invités à rencontrer les membres du collectif et visiter les lieux et les acteurs de Lyon qui leur sont chers. Dans son salon entouré de ses deux associé·e·s, accroupi devant sa collection de disques, Tushen Raï aka Baptiste Pinsard, co-directeur, évoque sa lassitude des sons clubs les plus populaires : « De manière générale, à Berlin c’est quand même hyper boring […] Il se passe rien, c’est toujours les mêmes beats, toujours les mêmes clips. […] Mais c’est vrai que c’est une musique agréable à vivre ».

« C’est une musique faite pour durer des heures. C’est une musique qui accompagne le teufeur », surenchérit son partenaire Guillaume – nom de scène Cornelius Doctor – en croquant allègrement dans son croissant. « La mélodie revient au cœur de la musique des DJs. Elle en était complètement sortie. » Né en 1980, ce vétéran de la scène locale assume son évolution récente vers des sonorités plus mélodiques : « Il y a un côté décomplexé… C’est un long processus, longtemps les DJs se sont sentis obligés de respecter les codes ».

Tous les deux, ils évoquent la fascination de la nouvelle génération de diggers pour les racines de la musique électronique. Pour Guillaume, pendant les deux vagues successives de la French Touch, le public français ne s’est pas intéressé aux influences de la house qu’il entendait à l’époque, comme Masters at Work ou Strictly Rhythm. « Personne ne s’intéressait à ce qu’il se passait à Chicago ou New York », il déplore.

« C’est en arrivant en Angleterre que j’ai commencé à kiffer l’expérience du club, de la vibe qu’il y avait, des gens que ça regroupait », ajoute Tushen Raï. « Que nous on avait pas du tout - à l’époque le club en France, c’étaient des bars à bouteille pour minots riches qui écoutaient tous la même chose ».

Ce souci d’ouverture sur la richesse de la musique électronique, son histoire et son pouvoir communautaire partagé par les deux DJs est bien au cœur de la dynamique du label. « Au détour d’une discussion sur la musique, on s’est rendus compte qu’il y avait des […] choses qui m’excitaient dans de nouveaux formats et des micro-labels qui allaient explorer des univers un peu plus globaux, en s’inspirant de musique d’autres coins du monde. »

« Lui avait un passif rock qui ne transparaissait pas du tout dans la house qu’il produisait, et on s’est dit que ce serait cool de faire un projet qui puisse sortir des sentiers battus et faire référence à ces micro-scènes qu’on aimait à Tel-Aviv, à Vilnius etc. qui émergeaient ». Et c’est ainsi, il y a 2 ans, que Cornelius Doctor a produit le premier track d’une longue série de sorties Hard Fist, Myths Of Adulthood, en une semaine.

En travaillant ensemble sur le show que Guillaume tenait alors à Radio Nova, ils ont mis au point ensemble la DA du label. C’est ainsi que Baptiste découvre Bawrut, invité à l’émission, qui lui enverra plus tard un edit d’un track de Gainsbourg, ‘Marabout’, que le musicien français avait lui-même plagié sur un célèbre musicien africain.

Comme chez bon nombre des labels lyonnais dédiés au format vinyle, l’esthétique des pochettes est cruciale. Les dessins soigneusement conçus par l’illustratrice berlinoise Sheree Domingo sont imprimés à la main en sérigraphie pour chaque disque, et remettent les mêmes personnages d’inspiration mythologique dans des situations différentes avec des traits à la fois innocents, naifs, sombres, étranges et équivoques. Mais en dépit des apparences, leur logo si reconnaissable – le chat à tête de poing – n’est pas sexuel, mais revendicatif : Il s’agit de « faire de la musique militante », revendique Baptiste. Et de la musique, il y en a un paquet à l'horizon : 5 disques à sortir dans les mois à venir dont le deuxième volume de la compilation Princes Of Abzu, et une nouvelle résidence parisienne au Rex dès novembre.

On ne peut s’empêcher de constater que les soirées queer, lyonnaises et étrangères, accueillent régulièrement les DJs de Hard Fist. Pour le crew, c’est un public de choix, ouvert et intergénérationnel. « J’ai l’impression que cette communauté à une meilleure culture de la musique électronique », confirme Baptiste, citant les premiers viviers de la house et du disco. « Il y a ce sentiment quand tu joues que les gens sont ouverts d’esprit, pointus, et qu’ils se laissent surprendre. […] On s’est imprégné·e·s de ces codes parce qu’on avait une image positive des gens qui s’y trouvaient ».

Après une première soirée retentissante avec Garçon Sauvage au Sucre, ils ont pu faire la rencontre de Micka, tête pensante des soirées LGBTQ+ qui ont depuis fait couler beaucoup d’encre et de sueur : « Tout le monde était un peu sceptique, et en fait il a éclaté le club. C’est devenu une des meilleures soirées qu’on ait eu là-bas, avec un respect et à la fois une folie, une liberté… […] Mais rien ne se passait mal, parce qu’eux étaient vraiment dans le respect et dans le dialogue ». La relation d’amitié s’est construite de fil en aiguille avec le personnage des nuits queer lyonnaises. Et quand est venue l’opportunité d’organiser une soirée dans un sex shop du centre ville, ils n’ont pas hésité une seconde.

À l’exemple de plusieurs jeunes collectifs lyonnais, Hard Fist s’est pris au jeu d’organiser des soirées dans des lieux insolites, si chers à la culture DIY (Do It Yourself). Alors que les soirées Notte Brigante, In/Side ou Silo investissent les friches industrielles de la ville, l’association fondée il y a dix ans par Romain, digger invétéré de lieux lyonnais inexploités, s’est ré-appropriée des espaces inattendus, dont récemment le sous-sol d’un kebab, le car-wash d’une zone commerciale, ou les trois étages du vieux sex shop de Cordeliers -Désir Charnel- avec backrooms et salle de cinéma. La totale.

Le sex shop reste ouvert, mais doit servir de billetterie : s’y retrouve alors un mélange improbable d’habitués du lieu et de jeunes fêtards insouciants. « La vendeuse s’amusait à les mettre un peu mal à l’aise, à essayer des toys, des fouets sur elle, et en fait ça a décomplexé à mort ! », s’amuse Baptiste, tout sourire. « Ça m’a donné une toute autre image du sex shop, de ceux qui les fréquentent », ajoute Caroline, alors chargée de la production de la soirée.

C’est devant la vitrine floutée du magasin, rénové depuis, qu’on retrouve Micka a.k.a Chantal La Nuit, dont le crâne rasé contraste avec la voix douce. Pour leur second event au sex shop, Hard Fist et Garçon Sauvage mettent à profit tous les espaces – cinéma compris, où ils diffusent de vieux films lesbiens sur fond de disco / Italo jazz vintage. Les soirées sont annoncées à la dernière minute, le lieu divulgué par SMS, et une sélection est faite à l’entrée pour garantir la parité hommes-femmes, queers-hétéros, et la sécurité des fêtard·e·s.

En sirotant son coca, la figure de la scène queer hexagonale depuis plus de 15 ans explore les fondements de ses projets variés, dont les désormais mythiques soirées Garçon Sauvage et le festival Intérieur Queer. « L’idée est de prismer sur les cultures queer tout en donnant accès à un public qui n’est pas forcément familier de ces cultures à la fois – d’un point de vue musical, artistique, performatif, mais aussi d’un point de vue réflectif ». En décloisonnant le public traditionnel de la scène gay (soirée costumées, drag vs. événements virilistes, interdits aux femmes), et en ouvrant la porte au public hétérosexuel, il est parvenu à faire évoluer les mentalités de tous côtés, et créer un espace de fête d’une mixité jusqu’alors jamais vue à Lyon – voire en France.

Garçon Sauvage XXL, festival Intérieur Queer 2017 © Gaétan Clément

« On a vraiment une qualité de public, les gens sont vraiment en interaction les uns avec les autres », il explique. « C’est qu’on a choisi notre noyau dur, on a jamais fait de com’ de masse avant d’arriver au Sucre. Les gens qui venaient, ce sont des gens à qui on avait donné un flyer parce qu’on les trouvait cools, une fanbase de 500-600 personnes, qui retransmettent nos valeurs d’inclusion aux nouveaux arrivants. On a transformé la ville, d’un point de vue des événements LGBTQ, grâce à ce mode de fonctionnement. (…) On est arrivés à faire sortir ces problématiques du squat, pour les amener vers le grand public. »

C’est également entre les murs suintants du Lavoir Public que Hard Fist s’est fait un nid de fête, dans cet ancien lavoir couvert reconverti en théâtre alternatif indépendant. Y ont régulièrement lieu des soirées, souvent axées LGBT, parmi les plus déjantées de la ville. La petite salle, d’une jauge officielle de 49 personnes, ouvre ses portes de 20h à 1h du matin. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ses horaires d’ouverture n’ont aucun impact sur la folie à l’œuvre sur le dancefloor, dès les premières minutes. Un projet mené d’une main de maître(sse) par Isa, personnage haut en couleur des nuits lyonnaises qui a dédié ses efforts depuis de nombreuses années à la scène locale, notamment avec son agence de booking spécialement dédiée aux artistes lyonnaises.

Et preuve de l’efficacité de cet esprit d’entraide, de camaraderie saupoudrée d’un soupçon d’attitude punk, on ne peut nier que les artistes lyonnais s’exportent : The Pilotwings et Tryphème ont eu droit à leur Boiler Room respectives sur les sols belges et anglais, Hard Fist a tourné en Israel, au Rex Club, au Mexique, en Russie et en Allemagne, Émile Records a le vent en poupe et collabore avec des labels toujours plus nombreux, LYL Radio a installé une antenne à Paris, et BFDM étend ses ailes dans l’Hexagone : la scène lyonnaise rayonne, en France comme à l’étranger, nourrissant ses connexions européennes.

C’est à La Madone, petit bar tranquille de la place des Capucins, au pied des pentes de La Croix Rousse, que le crew au complet se retrouve régulièrement le soir. Assis en terrasse pour profiter des derniers rayons du soleil d’été, Baptiste finit son verre de Perrier-violette en déplorant le manque de soutien des politiques locales. Mais en quittant ce groupe de visages souriants et confiants, on ne peut s’empêcher de penser qu’au sein de cette scène soudée, solidaire a su naître une communauté parmi les plus dynamiques et prolifiques de France. Imaginez un peu ce qu’elle pourra devenir avec l’ouverture au H7 d'un incubateur dédié au soutien et à la professionnalisation des acteurs locaux – le collectif Plus Belle La Nuit en tête de file.


Hard Fist sera l’invité de la prochaine soirée Electronic Subculture au Sucre de Lyon le 13 septembre avec Curses, Tushen Rai, Cornelius Doctor, Warum et Neskeh.


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