All things Bicep
“On voulait faire quelque chose de différent et à écouter chez soi, un album qui soit vécu comme un voyage”
Ils font en ce moment la tournée des festivals européens avec leur live avant d’embarquer pour une tournée mondiale, et leur premier album est sorti le 1er septembre chez Ninja Tune. Entre deux dates, le duo irlandais Bicep, formé par Andy Ferguson et Matt McBriar, s'est assis avec nous pour parler de cet album, son processus de création, l’engouement dont il fait l’objet et du live qui en découle.
Aujourd’hui devenu une référence en matière de house, le projet Bicep avait pourtant commencé avec de “petites ambitions” : un blog, Feel My Bicep, créé en 2008 “pour le fun et pour partager des sons entre [eux] quand [ils] vivaient tous dans des villes différentes” ; puis un label, co-fondé avec leur ami d’enfance Hammer, et l’acquisition d’un vrai studio d’enregistrement. “Bien sûr qu’on aspirait à la réussite mais on n’imaginait pas arriver à un tel niveau aujourd’hui”, explique Andy. Pourtant le succès est bel et bien au rendez-vous. Ils enchaînent les dates partout en Europe et dans le monde devant un public toujours très réceptif et signent sur des labels renommés tout en proposant leur propre vision au travers de leur label. “Il nous a semblé logique que l’étape suivante devait être de prendre du temps pour nous et de produire un album”. Il leur aura donc fallu un an et demi pour boucler le dit-album. Une année d’expérimentations en tous genres, pendant laquelle ils produiront environ une soixantaine de démos pour ne finalement sélectionner que douze tracks pour l’album. “On a essayé de produire à des tempos différents de d’habitude, ce qui nous a directement empêché de nous appuyer sur les petits trucs qu’on utilise d’habitude pour faire qu’un morceau fonctionne. Certaines démos sont à un BPM de 180 par exemple et on essayait de faire en sorte que ça sonne plus lent avec nos arrangements, ce genre d’expériences un peu bizarres. On a aussi essayé de se restreindre à seulement utiliser trois ou quatre machines par morceau. Notre studio est plutôt grand et on a énormément de synthés, mais pour chaque track on a décidé de quelques machines à utiliser ; et en jouant avec pendant une journée, sans rien ajouter d’autre, on obtenait des choses qu’on n’aurait pas obtenues normalement.” explique Matt.
S’en suivent 4 mois de mixage par leurs soins ; un choix de plus qui se fait le reflet de leur envie de maîtriser chaque aspect de leur projet afin qu’il soit le plus possible à leur image. Et c’est sûrement ce qui explique leur succès : le duo mène son projet d’une main de maître et cela se traduit par une charte graphique et une signature musicale reconnaissables entre mille. “Tous les deux on a des goûts similaires et on est très précis dans ce que l’on fait. Donc quand quelqu’un - en dehors de nos managers à qui nous faisons confiance les yeux fermés - essaie d’interpréter ou de ré-interpréter quelque chose qui nous appartient, on se met vite sur la défensive”, admettent-ils.
Tous ces mois de travail donneront donc Bicep, un album éponyme qui pourtant au global sonne bien différemment de ce à quoi nous a habitué le duo. Bien sûr leur patte est totalement audible mais rien de similaire à un 'Vision of Love', un 'Higher Level' ou un 'Circle'. “On voulait faire quelque chose de différent et à écouter chez soi” explique Matt. “Et qui écoute 10 tracks du même artiste à la suite si tous les morceaux sont très clubs ? Personne. On finit juste par être dispatchés dans plein de playlists alors que nous on voulait proposer un album qui soit vécu comme un voyage”.
Un paradoxe puisque le premier single de cet album est 'Aura', un morceau stellaire aux sublimes nappes de synthé et à la mélodie envoûtante mais définitivement tourné vers les clubs. “'Aura' a tellement retenu l’attention du public que ça nous a semblé plus sensé d’en faire le premier single de l’album. Beaucoup de gens l’avait déjà entendu donc on pouvait sentir - pas la pression mais presque, du public.” explique Andy. Et ce n’est pas peu dire. Des vidéos du morceau joué en live accompagnées de demandes d’ID circulaient déjà bien des mois avant le jour de sa sortie. “Tout le monde prenait des vidéos de Aura et demandait l’ID alors qu’on n’avait même pas encore de nom pour le morceau à ce moment là ! Pas même à deux semaines de sa sortie en fait !” confie Matt. Un engouement qui s’est donc quelque peu transformé en pression pour Bicep. L’album n’était pas encore terminé que le public se demandait déjà à quelle date il allait sortir. Mais hors de question pour le duo de se laisser influencer par les attentes du public. “Quand on produit un album, je pense qu’il faut laisser les choses se faire et se faire confiance” relativise Matt.
Cet engouement s’est donc révélé être une surprise pour les deux Irlandais, d’autant plus qu’'Aura' est née d’un heureux hasard : “On produit avec beaucoup de synthés et de boîtes à rythmes. On a lancé notre arpeggiator qui était relié à un convertisseur qui lui-même envoyait des infos à un ordinateur. C’était l’un de ses morceaux où on tentait quelque chose d’un peu compliqué, il n’y avait même pas de beat, juste des synthés et on s’est dit “est-ce qu’on devrait mettre des drums par dessus ?” On l’a fait et là on s’est dit “woooow, ok ! Ca marche vraiment bien !”, raconte Matt avant d’échanger un regard complice avec Andy et de rigoler.
“Les gens l’ont filmée, postée et référencée grâce au synthé, et ils ont commencé à l’appeler “Bicep - Unreleased”. C’est fou ces vidéos qui finissent sur ces groupes qu’on voit partout maintenant.” s’étonne Matt. “Parfois, des jeunes nous envoient des tweets du style “j’ai vu une vidéo de votre live à je ne sais quel festival” et nous on se dit “attend, là il est chez lui en train de regarder des vidéos de soirées sur son téléphone ?!”
La question des groupes, de leur opinion quant à cette soif du public pour les IDs et de cette habitude que beaucoup ont pris des filmer des extraits de sets pour les poster sur ces groupes était donc inévitable. Une question à laquelle ils semblent déjà avoir beaucoup réfléchi et qui les intrigue particulièrement - rien de plus normal puisqu’elle les touche directement : “D’un point de vue de DJ, c’est super dur” répond Andy. “On passe beaucoup de temps à collecter des sons qu’on aime et ces groupes peuvent carrément identifier tout un set en fait.” “Et puis les gens voient des vidéos de ce que l’on joue donc quand il viennent nous voir le week-end suivant, il savent déjà quels morceaux on va passer alors que certains sont censés être super rares”, enchérit Matt.
Alors la solution s’est imposée à eux : “C’est pour ça qu’on joue beaucoup d’unreleased. Ca n’était pas intentionnel pour nous de jouer des morceaux qu’on n’allait jamais sortir mais maintenant on ne peux pas faire autrement que de sortir que la moitié des choses que l’on produit et de garder l’autre moitié pour nous, histoire d’être toujours à la page.”
Mais même d’un point de vue purement humain, ces nouvelles pratiques semblent les dérouter, peut-être parce qu’elle creusent un gap générationnel avec leur public. “C’est un phénomène très étrange” constate Matt. “C’est très différent de notre époque. Avant quand on entendait un mix avec un son qu’on voulait, il n’y avait pas de tracklist ni personne à qui demander. On pouvait passer 6 mois à essayer de le retrouver ou à attendre qu’il sorte. Et puis en diggant dans un shop à vinyles, sans même forcément la chercher, on tombait dessus et on était trop heureux ! Maintenant c’est genre tu l’entends, tu le filmes et 20 minutes plus tard t’as l’ID. T’en as même qui uploadent leur vidéo pendant qu’ils sont dans le club, c’est fou !” .“C’est carrément devenu un hobby en fait.” complète Andy. “Quand les gens vont en soirée, ils sont tellement focus sur le fait de filmer des vidéos pour ces groupes qu’ils ne pensent qu’au lundi suivant quand ils seront au boulot à recevoir et lire les commentaires plutôt qu’à profiter de la musique. Ça crée du détachement ; mais j’imagine que le bon côté des choses c’est que ça diffuse la culture club à des gens qui n’y mettront jamais les pieds.” relativise Matt.
Quant aux lives du duo, ils sont destinés à proposer une version alternative de l’album. Ils réinterprètent leurs morceaux, en augmentent le tempo pour les rendre plus punchy, font des arrangements lives différents chaque soir. Ils n’hésitent pas non plus à tout modifier en fonction des retours du public. “Après notre date à Paris par exemple, nous avons fait plein de modifs. C’était un peu trop soft. Quand tu vas voir un live, tu t’attends à du lourd. Donc on a mis beaucoup de tracks de l’album mais on les joue plus vite, avec plus de basses. Et à la fin on joue des unreleased beaucoup plus techno.” Ces fameuses unreleased qui proviennent de la quarantaine de démos qui n’a pas fini sur l’album. Si certaines seront gardées bien secrètement pour renouveler leur lives et DJ sets, une partie sera sûrement retravaillée et dévoilée sous forme d’EP. Une autre partie sera peut-être même utilisée pour le prochain album. “On enregistre toujours tout donc on a beaucoup de matière. Énormément de matière. Presque trop ! Mais tout est là donc on peut s’en servir à tout moment”.
Bicep est sorti le 1er septembre sur Ninja Tune. Le duo sera en live au Petit Salon à Lyon le 3 novembre et le 4 novembre au Pitchfork Festival de Paris.
Propos recueilli par @ElodieVitalis