Amelie Lens, phénomène techno
L’ascension irrésistible de la DJ et productrice belge
Les fans d’Amelie Lens sont plutôt du genre expressif. Ils viennent en masse à ses shows sold-out, où elle livre sa techno enveloppante avec le talent et l’engagement émotionnel d’une vraie amoureuse du genre. Sur les réseaux sociaux, chaque post, vidéo et photo est accueilli avec extase. Et surtout, ces fans lui amènent des cadeaux: des bouquets de tournesols aux maillots de foot de l’équipe locale avec inscrit “Amelie” dans le dos (elle en possède 10 en ce moment), un oreiller en Serbie, un grand drapeau avec “tu seras toujours la bienvenue dans notre pays” en Uruguay, des tonnes d’artwork, des dessins à la veste peinte à la main avec sa photo dans le dos en passant par une peinture de ses chats (elle ne pouvait pas transporter le cadre en Amérique du Sud et a découpé le canevas pour l’accrocher chez elle), des jouets variés pour ses chats (à Belfast), une bague avec un chat, « des lettres très touchantes », entre autres.
« C’est incroyable, vraiment », elle dit. « Surtout que la plupart de ce que les gens font ou donnent sont des choses que j’aiment vraiment. C’est comme s’ils me connaissaient. » Chaque action, cela-dit, entraîne une réaction, et tout le monde n’est pas fan de l’ascension fulgurante d’Amelie Lens ces dernières années. « Je crois que j’ai lu quelque part que je suis la DJ la plus aimée et détestée de tous les temps », elle dit. « Et je me suis dit, ‘C’est vrai, c’est bien moi’ ».
La critique qui voudrait que d’une manière ou d’une autre son succès soit «faux» ou «non mérité», la blesse profondément, en particulier quand elle vient des figures qu’elle admire – mais elle reste philosophe. Les DJs de l’ancienne génération ont grandi dans un monde différent, alors qu’elle a pu avoir des fans dans des pays qu’elle n’avait encore jamais visités, grâce aux réseaux sociaux. « Tout s’est passé si vite – trop vite », raconte Lens. « Donc je comprends. Ça va me prendre encore dix ans pour faire mes preuves, mais je vais le faire ».
Amelie Lens ne joue qu’une fois par an dans sa ville natale d’Antwerp, et comme à chacune de ses dates ces 18 derniers mois, c’est à guichet fermé. Dans une robe T-shirt noire et des Doc Marten’s, elle se dresse devant la foule en pâmoison du club Ampere, dansant, le sourire aux lèvres derrière les platines. Une jeune femme proche du premier rang, désespérée d’avoir son T-shirt signé par Amelie mais hors de portée, s’en défait et le passe à un mec plus proche – ils semblent ne pas se connaître – pour qu’il le fasse passer à la DJ. Il lui donne son propre t-shirt pour qu’elle puisse se couvrir pendant qu’Amelie griffonne son nom. Les trois sourient pendant toute la durée cette transaction d’une intimité surprenante. Après son set, après avoir dédié quelques minutes à ses fans, Lens, son partenaire et tour manager Sam s’engouffre dans un taxi pour rejoindre leurs chats adorés, Winter, Morris et Franck. Demain matin, ils vont se lever et tout recommencer – destination Florence, Lisbonne le jour suivant.
C’est un weekend comme beaucoup d'autres pour Lens, qui ces dernières années est passée du statut de DJ locale à une des têtes les plus en vue de la scène techno mondiale. La jeune femme de 28 ans a joué sur les plus grosses scènes de festivals internationaux comme Awakenings et Drumcode, a sorti de multiples EPs – dont trois sur le label de Pan-Pot, Second State – et a lancé son propre label, Lenske. Elle a des centaines de milliers de fans sur Instagram et Facebook qui suivent chacun de ses mouvements. Et, comme le comprend Mixmag après quelques heures de promenade dans les rues d’Antwerp, son ascension spectaculaire a été un mélange de dur labeur et quelques bons coups de chance.
La techno l’a prise au corps quand elle avait 15 ans, en se rendant à Dour Festival. « Mes amis avaient une liste de choses qu’ils voulaient voir, mais je ne m’en préoccupais pas trop », raconte Lens, en sirotant un cappuccino soja dans un café confortable. Comme à son habitude, elle a l’air parée pour aller au Berghain. Aujourd’hui, elle porte une veste bomber noire en satin, un jean noir Levi’s et des baskets Adidas en cuir noir.
D’un caractère indépendant depuis très jeune, elle a décidé de s’aventurer seule dans le festival un soir, et s’est retrouvée devant la scène techno. Elle ne se souvient plus de qui jouait alors, juste de la sensation qui l’a submergée alors que les rangées d’enceintes martelaient le beat désormais familier. « C’était tellement sombre, répétitif, il n’y avait aucun répit », elle dit. « J’étais là, ‘Mais qu’est ce que c’est que ce truc ?!’ Et j’ai adoré. » C’est le coup de foudre immédiat, et elle passera le reste de son adolescence à traverser la Belgique de part en part en train, toute seule, pour aller en soirée. « Je n’y allais pas pour parler, donc je n’allais pas y rencontrer des gens », elle confie. « J’y allais juste pour le son ».
Elle se souvient rentrer chez elle à 10 heures du matin après une soirée avec Boys Noize. Sa grand-mère, avait qui elle vivait alors, était morte d’inquiétude. Quand Lens était allée à Dour, elle lui avait dit qu’elle allait faire du camping. « J’étais une ado horrible », elle rit. « Ma pauvre grand-mère ! ».
Beaucoup de fans ont pu se familiariser avec sa grand-mère en voyant la vidéo de la femme de 80 ans danser sur le set d’Amélie au festival Pukkelpop. « Elle ne comprenait pas trop ce que je faisais », explique Lens ; « Elle disait à ses ami·e·s que je voyageais à travers le monde pour chanter ». Alors la DJ décide de lui montrer. Le festival a fait un vlog de l’événement, et certains l'ont accusée d’avoir tout organisé pour se faire de la pub. « Ça n’aurait pas pu être plus loin de la vérité », elle se défend. « C’est une des personnes les plus importantes de ma vie ».
Quand Lens était âgée de cinq ans, sa mère, alors ågée de 32 ans et qui l’élevait seule, est morte d’une crise cardiaque. Sous ses yeux. Les six années suivantes, elle est passée de la maison d’une tante à une autre, alors qu’elles devaient élever leurs propres familles et une petite fille troublée. À l’âge de 11 ans, sa famille l’envoie vivre chez sa grand-mère.
« En y repensant, ces premiers six mois après la mort de ma mère ont été très importants », elle dit. « Mais personne ne m’a jamais dit ce qu’il s’était passé ; on n’en parlait pas. Ma tante m’a dit qu’elle était allée au Paradis mais je ne savais pas ce que c’était. J’étais tellement perdue. » L’enfant devient froide, se replie sur elle-même, trop effrayée de s’approcher de qui que ce soit, de peur que quelque chose ne leur arrive. « Je ne dormais pas bien, je ne mangeais pas bien, j’étais toute chamboulée ». La pensée d’avoir des enfants l’a terrorisée pendant un moment: la peur que si quelque chose lui arrivait, la même chose devrait leur arriver. « Ça a touché tellement de choses dans ma vie et je ne l’ai jamais réalisé », elle se confie.
Mais le traumatisme de la perte de sa mère a aussi forgé la personne qu’elle est devenue : une jeune femme à l’ambition sans faille qui profite de chaque seconde de la vie.
«Toutes les semaines, je me dis ‘Qu’est ce que j’aurais pu mieux faire ?’ », elle dit. « Peut-être que si j’avais eu une enfance plus stable et n’avais pas vu ma mère mourir, j’aurais été plus relax, du genre ‘peut-être que je peux faire ça la semaine prochaine’… Mais peut-être que je ne peux pas le faire la semaine prochaine en fait ! Je veux le faire tout de suite ! Et si quelque chose me rend malheureuse, je le coupe de ma vie, parce que [je sais] que je n’ai pas le temps d’être malheureuse ».
En plus de trouver la scène techno, un autre événement déterminant s’est passé à Dour cette année là qui aura un impact énorme dans sa vie. En sortant, la jeune fille de 15 ans dégingandée s’est faite repérée par une agence de mannequins. « Je n’étais pas la jolie fille à l’école, j’étais la grande fille mince. J’était là, ‘Hein ?’ », elle explique.
Mais après un premier job lucratif pour Levi’s, Lens a vu là un moyen d’aider sa grand-mère à s’en sortir financièrement. « On me critique beaucoup au sujet du mannequinat, mais tout le monde a eu un job avant de devenir DJ », elle rétorque. « Avant de devenir modèle, je nettoyais les chiottes. Bien sûr que j’allais choisir le mannequinat plutôt que de récurer les toilettes ».
Lens n’apprécie pas plus que ça ses dix années dans le milieu de la mode, particulièrement les ordres, mais comme tout ce à quoi elle s’applique, elle est devenue talentueuse. Elle a passé beaucoup de temps à Paris et devient une favorite de Jean-Paul Gaultier, qui la surnomme « Ma petite Belge ». Mais les agences savaient bien que son premier amour, c’est le DJing. « Ils m’ont trouvée en festival, donc ils savaient », dit Lens, qui composait également la bande-son de défilés de mode. Une marque pour laquelle elle n’avait jamais travaillé la fait venir à Beijing pour jouer à une soirée. Mais quand un autre client lui demande de jouer des titres pop à Berlin, elle refuse. « Je leur ai dit, ce n’est pas ce que je fais », explique la DJ, qui était alors déjà bien installée dans les franges obscures de la house et de la techno.
Elle déclinait des offres de mannequinat les vendredi pour éviter les conflits avec ses dates de DJ. Elle se souvient s’esquiver avant la fin d’un shoot à Londres avec le célèbre photographe Tim Walker pour aller voir Raresh à Antwerp – pour se rendre compte finalement que la soirée était le jour suivant. Et une fois, à fabric, en se perdant sur le son de DJ Hell, elle se demande qui essaie de l’appeler avant de réaliser qu’il s’agissait de l’alarme de son réveil. Elle avait un shoot pour Harrods dans la matinée. « J’y suis allée direct en sortant du club », elle se rappelle. « Ils ne savaient pas à quel point je suis bavarde d’habitude, donc ils pensaient simplement que j’étais très calme et relaxée », elle s’esclaffe. « Ils m’ont rebookée ensuite ! »
Trois ans après être tombée amoureuse de la techno, Lens a commencé à apprendre à mixer et à produire des tracks avec l’aide de Sam. Les deux se sont rencontrés en club le soir de son 18e anniversaire et se sont retrouvés autour de leur amour partagé pour la musique. « J’allais en studio avec lui très souvent parce que je pouvais apprendre plus facilement avec lui. Au lieu de regarder des tutos YouTube, je pouvais voir comment ça fonctionnait », elle dit. « J’ai commencé par créer des edits pour mes sets, comme des titres old school avec un kick different, et en gros c’est comme ça que j’ai commencé à produire ».
Ensemble, ils lancent une série de soirée à Antwerp, Matterhorn, et Lens commence à jouer sous différents alias dont Soren avec Rosalie de Meyer (elles finiraient par jouer ensemble à une soirée avec DJ Hell à Munich) et Renee, le nom de sa mère.
Et alors qu’elle enchaîne encore les contrats de mannequin, les dates et la production, elle lance avec Sam une société de barres de céréales aux flocons d’avoine, Baerbar. « Je déteste voir des mamans acheter de la junk food à leurs enfants au supermarché », elle dit. « Au début je voulais lancer des barres de céréales saines qu’on pouvait vendre dans les écoles, mais finalement on a opté pour du gruau en gobelet ».
Le couple a acheté une maison de trois étages à Antwerp. Ils produisent le gruau au rez-de-chaussée, leur studio de production au second étage, et ils dorment au troisième. Mais tout de suite, la formule du gruau cartonne. Leur maison n’est pas assez grande pour satisfaire aux demandes de production pour Baerbar. « On faisait tout nous-mêmes – je me souviens pleurer de fatigue une nuit en mettant les fruits et les flocons d’avoine dans les gobelets », elle rigole.
À ce stade, Lens avait commencé à mixer sous son propre nom, s’était créé une page Facebook et un compte SoundCloud où elle postait ses podcasts. Et un jour, après plusieurs mois passés à envoyer ses tracks aux labels sans réponse, le label italien Lyase lui dit vouloir sortir le titre atmosphérique ‘Exhale’, empreint de la voix mélancolique qui fait depuis sa marque de fabrique. Le duo berlinois Pan-Pot entend le titre et veut le signer aussi, mais ils ont un coup de retard. Ils approchent alors Lens et lui disent vouloir signer son prochain morceau. Ils sont conquis par son son « brut mais frais », raconte Thomas Benedix de Pan-Pot. « À mes yeux, Amelie redonnait vie au vieux son acid old school des 90’s. J’avais complètement oublié combien j’aimais ce type de techno énergique et rapide de l’époque, j’adore la manière qu’elle a de l’associer à ses propres influences, très actuelles ».
« La première fois qu’on s’est parlé sur Skype, j’ai pleuré, j’étais tellement heureuse », dit Lens, décrivant les membres du duo Pan-Pot comme « une famille ». ‘Exhale’ trouve un nouveau fan de poids en la personne de Maceo Plex. « Je jouais encore à de toutes petites soirées à l’époque », elle dit, « et quelqu’un m’a envoyé un message [avec une vidéo filmée à une soirée de Maceo] en disant, ‘Hé, ce n’est pas ton morceau ?'. J’ai commencé à pleurer. Sam est venu est m’a demandé ‘Qu’est ce qui ne va pas ?’ Et j’ai juste dit ‘Regarde !’ »
En Septembre 2016, Lens allait jouer une de ses premières dates avec Pan-Pot quand elle s’évanouit derrière les platines. Ils la renvoient à la maison. « J’étais tellement déçue », elle dit. Mais c’était le soubresaut qu’il lui fallait. Avec Sam, elle abandonne Baerbar immédiatement – « on n’a fait aucune annonce officielle, on a juste arrêté » – et elle appelle son agence pour leur dire qu’elle arrêtait sa carrière de mannequin. « Ils étaient très contents pour moi, je crois qu’ils ont débouché le champagne », elle dit. « Ils étaient là, Enfin ! Tu as franchi le pas’ ».
Quand Lens se concentre pleinement à la musique, sa carrière explose. Richie Hawtin se souvient l’avoir vue à un showcase de l’ADE 2017, une performance qui l’a époustouflé. « J’ai vu qu’elle était entourée par un groupe de DJs et de délégués principalement masculins qui la regardaient sans bouger. Je sais à quel point ça peut être frustrant quand tu essaies de jouer et que des gens se tiennent derrière toi sans bouger – c’est tellement chiant ! Donc j’ai décidé d’aller sur le dancefloor et de danser. Je ne pouvais pas voir Amelie d’où j’étais et je me suis trouvé transporté par la musique qu’elle jouait, un mix de solides titres techno, anciens et nouveaux, durs mais pas trop hard, rapide et palpitants, hypnotiques et énergisants. Honnêtement, c’était rafraîchissant d’entendre un set techno qui n’était pas trop abrasif et ne donnait pas l’impression de devoir marcher au lieu de danser. C’était intense, mais il y avait un groove sous-jacent qui rendait le tout fun et contagieux ».
Adam Beyer, qui s’est trouvé tout de suite conquis par ses sorties sur le label de Pan-Pot, décrit son identité sonore comme « une forme pure et unique de techno intemporelle. Tu peux sentir la passion en la regardant – il n’y a que quelques DJs au monde avec une telle énergie, ce petit truc en plus »
Tout comme Richie Hawtin, Lens avoue être d’un naturel obsessif quand il s’agit du contrôle de sa carrière. « Je me souviens, quand mon agent [Ugur Akkus du club Labyrinth d’Hasselt] m’a signée, je lui ai dit ‘Tu ne vas pas avoir beaucoup de travail, parce que je dis non à tout !’ ». C’est peut-être difficile à croire maintenant, vu son planning, mais à ses débuts elle refusait régulièrement des dates – particulièrement si elle sentait qu’elle n’avait pas assez de fans sur place.
« Le timing est crucial pour moi – et beaucoup de fois j’ai senti qu’il était trop tôt pour jouer quelque part. Je regardais ma page [Facebook] et les stats et je ne me sentais pas de jouer dans certains pays, parce que je ne voulais pas décevoir les gens. J’imagine que je ne comprenais pas d’où venaient les demandes, ou comment il pouvait être possible de jouer en headline d’une soirée où je n’avais jamais mis les pieds ».
La pression que Lens se met sur elle-même est énorme. Elle est d’une précision chirurgicale dans ses recherches pour trouver les artistes les plus populaires de chaque ville, et modifie ses sets en fonction; elle demande aux propriétaires des clubs quelle est la meilleure soirée qu’ils accueillent. Et elle veut que la sienne soit encore mieux. Cela demande de la préparation : rechercher qui joue avant et après elle, la disposition du club et son histoire ; adapter son set à son horaire de passage et passer au moins 20 minutes à étudier la foule avant de monter sur scène derrière les platines. Rien n’est laissé au hasard.
À Antwerp, alors que son set est sur le point de se terminer devant une salle surchaufée, les danseurs du premier rang sont couverts de sueur ; il n’y a pas de ballades dans les sets de Lens, juste des invitations constantes à la danse. Son dernier track, un inédit, combine des drums métalliques à des riffs de guitare très rock, et un chant bientôt couvert par les clameurs et les sifflements du public, les bras levés et des visages qui incarnent l’emoji ‘heart eyes’, alors que la musique s’estompe.
La DJ rend à la foule un sourire à 10 00 megawatt. Amelie Lens, control freak de son propre aveu, est en train de vivre un moment magique – et ça se voit. Ce sourire est authentique. Amelie Lens est authentique, et rien ne saura l’arrêter.
Amelie Lens est curatrice et tête d'affiche de la Red Bull Elektropedia Balzaal du Dour festival mercredi 10 juillet, où elle jouera entourée d'Adam Beyer, Anetha et Farrago. Infos et billetterie ici.
Traduit de l'Anglais par @MarieDapoigny