Anetha : « Pour vivre heureux, vivons décalés »
Une productrice qui fait fi des codes
En 2017, une jeune productrice signait Acid Train, un banger techno sur un various du label Anagram. Si Anetha est révélée au grand jour avec ce track psychotique, elle est loin d’être inconnue à la scène parisienne. Résidente des soirées Blocaus et productrice depuis 2015, elle s’illustre rapidement derrière les decks pour ses sélections atmosphériques vouées à la construction d’ambiances uniques à chacune de ses performances.
En une petite poignée d’années, la voilà figure de proue de la scène techno hexagonale. Ambitieuse et créative, la jeune Française parvient à s’imposer comme artiste à part entière. Détournée d’une formation d’architecte pour vivre son rêve d’ado DJ, Anetha plonge l’univers froid de la techno dans un bain de couleurs et de nouveauté. Désormais patronne de son propre label Mama Told Ya, c’est des idées plein la tête qu’Anna finit une année riche en succès. Rencontre avec Anetha en toute simplicité, dans son loft du 19ème arrondissement.
Belleville est animé. Les enseignes de restaurants chinois se succèdent sur le boulevard dans une palette de couleurs criardes ; les trottoirs grouillent de passants pressés. Il n’est pas tard, mais la nuit commence déjà à s’installer, le poids de l’automne bien déterminé à s’imposer. Au détour d’une rue s’ouvre un passage qui conduit secrètement jusqu’au Parc des Buttes Chaumont. Au moment de s’y engouffrer, un rayon de soleil vient scinder les nuages dans une percée furtive, comme une invitation.
Un instant qui évoque ce que la jeune DJ apporte à la scène techno française : Car finalement, elle est un peu comme ce rayon de soleil venu faire un pied de nez à la météo. Contre les catégories, un sens de l’esthétisme aiguisé, du blanc au Berghain et une pochette d’EP techno rose fluo : le créneau d’Anetha, c’est d’apporter sa touche, au mépris des codes.
C’est dans un loft confortable décoré avec goût qu’elle nous reçoit. Ici, les étrangetés côtoient les objets design. Les couleurs sont partout. Proche de la fenêtre trônent des platines vinyles, alliées de longue date qui surplombent une belle collection de disques vintage et de nouvelles sorties. Il faut dire que la selector a eu le temps de fournir ses étagères au fil des années : entre Anna et la musique, c’est une histoire de longue date. De famille, même.
« Mes parents ont toujours été dans les nouvelles tendances et ils écoutent de la musique électronique depuis que ça existe. Quand j’avais 13 ou 14 ans, mes parents ont acheté une maison à laquelle était rattachée un studio qui a vu passer le groupe de goa Total Eclipse. Ils ont vu ça comme un signe en visitant la maison, et ont voulu l'acheter directement. L’ironie de cette histoire, c’est que l’on a pas eu la bonne partie du terrain, celle où il y avait eu le studio. »
Adolescente, Anna travaille un été dans une boutique de planches de surf sur la côte proche de Bordeaux, ville qui l’a vue grandir. Les quelques deniers lui serviront à s’acheter ses premières platines vinyles. À l’époque, personne ne croit en sa détermination pour apprendre à mixer. Personne, sauf elle. Anna s’enferme des mois dans sa chambre, a essayer de caler des tracks. Et c’est comme ça, dans une lubie adolescente, que Bordeaux verra naître les débuts d’Anetha.
À l’Azuli, un bar du centre-ville, elle joue ses premiers sets, à 17 ans. « Ce sont mes premières soirées. J’étais encore mineure et le bar m’avait donné les mercredis soirs. Le DJ booth était en hauteur, je me sentais protégée là-bas, il n’y avait rien de malsain. J’étais dans ma bulle. »
Pour chaque gig, Anna part avec ses platines vinyles sous le bras et installe elle-même son matériel. Les CDJs étaient déjà bien implantées à l’époque. La musique lui permet d’évoluer, de découvrir une nouvelle facette de sa personnalité. Moins timide, plus à l’aise dans ses rapports avec les adultes : le challenge qu’elle s’impose en montant sur scène porte ses fruits.
Mais vient l’heure de quitter le Sud-Ouest pour la capitale. Alors étudiante en architecture, c’est à Paris qu’elle se rend pour obtenir son diplôme. Passionnée de dessin depuis son plus jeune âge, elle est refusée au lycée d’arts appliqués François Magendi. C’est comme ça que plus tard, après une terminale générale, elle se réoriente instinctivement vers l’architecture. Pour sa passion pour la peinture, pour son enfance baignée dans l’intérieur excentrique de sa maison.
À Montreuil, Anna s’installe dans un appartement trop petit pour accueillir un studio. De toute manière, l’école est trop prenante, alors la musique est mise en second plan. Pendant quelques temps. Son diplôme en poche, elle décide de s’accorder du temps pour ne pas entrer trop vite dans la spirale infernale de la vie active et du monde du travail. Et puis, c’est aussi un peu pour la musique, qui l’attire toujours autant.
Elle part s’installer à Londres pendant quatre mois avant de revenir en France, à Paris.
« J’aurais pu retourner à Bordeaux. Mais Paris est une ville qui m’a toujours intriguée. Très cosmopolite avec ses nombreux paradoxes. Je me devais de rester ici pour la musique. Il y a plein de nouveaux artistes et quelque chose de très effervescent. »
Un soir de fête, alors que Ben Klock et DVS1 se partagent la tête d’affiche au Showcase, Anetha fait une rencontre qui propulse sa carrière. Au milieu du dancefloor, Farouk vient l’aborder. Une connexion se crée, et les deux inconnus échangent longtemps leur vision de la musique. Il lui annonce qu’il va créer ses propres soirées, elle lui dit vouloir faire partie de l’aventure. Des événements qui porteront le nom de Blocaus.
« À l'époque je n’avais jamais essayé d’être bookée à Paris, pour moi c’était trop compliqué d’avoir des contacts. Ils m’ont offert la première date dans un loft dans le 16e, il y avait 600 personnes. C’était un truc qui était loué pour des pubs, avec une piscine intérieure et des gens posés sur des filets au-dessus du bassin. C’était n’importe quoi, et c’était une super soirée. »
La période Blocaus est intense, bercée de nouvelles rencontres et d’opportunités. Une résidence à la Machine, des dates à Concrete, un label. Le collectif ouvre les portes de l’international à Anetha, d’Amsterdam au mythique Berghain. Elle sort son EP Leftover Love en 2016 sur Blocaus Series, puis le désormais classique Acid Train sur le réputé label Anagram. Anetha devient l’étoile montante de la scène techno française.
La collaboration entre la productrice et Blocaus s’est essoufflée, chacun prenant des chemins différents. Anetha garde une éternelle reconnaissance envers ceux sans qui elle « n’en serai[t] jamais arrivée là ».
Un nuage de nostalgie s’installe sur la grande pièce à vivre de l’appartement. Une collection de tableaux disparates au dessus de la tête, elle détaille avec précision les étapes de sa vie. Sur la gauche, un néon rose se distingue des vieilleries farfelues chinées à Emmaüs. À l’air rétro, la pièce la plus récente de la décoration, ‘Mama Told Ya’ est inscrit là, sur le mur du salon.
En mai dernier, Anetha annonçait la création de son propre label avec un EP collaboratif entre elle, son ami parisien ABSL et le Danois Sugar. Le premier est d’ailleurs indirectement lié à la création du label.
« ABSL est un bon ami depuis les Blocaus. Un proche qui m’a beaucoup aidé pour les productions parce que c’est un vrai geek, très intéressant dans la manière de produire vu qu’il fait du sound design. Il a fait ce morceau qui n’a jamais été signé, je le jouais tout le temps. Je l’aimais ce track, tellement que je lui disais “tu sais, un jour je vais monter un label juste pour cette sortie »
Une blague peut-être, mais qu’à moitié. ‘Mama Told Ya’ a des accents de famille. Parce que la collaboration y tient une place clé, comme la transmission. Un signe fort, celui du conseil maternel, décliné pour chaque EP avec une nouvelle phrase entendue dans la bouche des parents.
À commencer par ‘Don’t Rush To Grow Up’ – un des conseils qui a le plus marqué Anetha étant petite. C’est désormais le nom du premier EP de son label. L’idée est de choisir deux artistes pour chaque disque. Chacun signe un morceau, puis en produit un avec Anetha.
Si initialement la jeune femme veut privilégier le rapport humain avec une collaboration studio, elle est dès sa première expérience rappelée par les contraintes géographiques : Sugar est à Copenhague. La rencontre avec le punk de la fast techno danoise est compliquée et ‘Candy From Strangers’ se fera finalement à distance.
« Sugar a fait pas mal de raves, à l’époque où on jouait beaucoup de trance. Les mélodies des années 90 sont assez distinctes et ont par conséquent marqué la génération des trentenaires qui produisent. C’est ce que j’aime dans cette vague là : il y a un côté coloré, moins sombre que la techno qu’on connaît. On sort de cette période chiante de la techno redondante. »
Colorée. Comme la pochette rose fluo de ‘Don’t Rush To Grow Up’, qui casse totalement les codes industriels et obscurs affiliés à l’univers techno. Une pochette féminine et design, pensée par la graphiste Helin Sahin. Si la musique est au coeur de l’idée de label, Anetha veut y intégrer une notion esthétique, en invitant un ou une graphiste à imaginer chacune de ses pochettes.
Dans sa chemise à fleurs et formes géométriques vert menthe, en accord avec un french inversé de la même couleur, on comprend qu’Anetha ne sera jamais cette artiste au press shot noir et blanc qui pose dans une friche industrielle. Elle s’inspire des femmes de David Lynch dans Mulholland Drive et de l’esthétique architecturale de la Cité Étoile à Ivry.
«J’aime bien être décalée, mes parents m’ont toujours dit “pour vivre heureux, vivons décalés”. Je trouve ça cool de pouvoir le transmettre dans l’univers techno. Au Berghain j’étais habillée toute en blanc. Ils ont trouvé ça marrant.»
Un gig au Berghain qui, pour l’anecdote, aurait bien pu ne jamais voir le jour à cause d’un faux shuriken. La DJ est arrêtée à l’aéroport d’Amsterdam avec l’accessoire dans sa valise. Destiné à un usage purement décoratif, il lui faudra un long moment de négociations pour convaincre les douaniers de ne pas la conduire au poste de police et la laisser prendre son avion pour Berlin.
Elle dévoilera bientôt une collaboration avec une créatrice pour un t-shirt en édition limitée. « J’aimerais bien faire des créations pour les défilés. J’ai assisté à ma première fashion week cette année et j’ai trouvé ça chiant à mourir.»
L’ambition de la productrice est sans cesse en quête de nouveaux territoires à conquérir. La jeune femme ne sait pas de quoi demain sera fait, il suffit juste de saisir les opportunités au bon moment. Mais une chose est certaine à ses yeux : il y aura d’autres projets, oui, mais c’est la musique qui continuera de bercer sa vie. Pour un bon moment encore.
Anetha jouera à la soirée Mixmag x Club Cabaret présente: Electronic Subculture le vendredi 25 octobre au Cabaret Aléatoire de Marseille.
Interview : Camille Darthout
Photo : © Ussi'n Yala
Styliste : Clélia Cazals
Full look : Acne Studio