Brega Funk : le son de Recife qui a conquis les dancefloors brésiliens
La bande-son percutante et sexy d’une métropole tropicale en plein essor
Cette année, le hit du carnaval officieux de Rio est venu de nulle part : MC Loma, une jeune MC de 15 ans débarquée de la périphérie de Recife, la capitale de l’état brésilien du Pernambouc. Pour plus d’un Brésilien, ‘Envolvimento’ a été la découverte d’un nouveau son, porté par la puissante bassline et les rythmes décalés du brega funk, un genre de dance music tout droit sorti des favelas de la banlieue de Recife, les comunidades ou periferia.
Dans cette ville côtière tropicale, la température descend rarement en dessous de 25 degrés et la végétation luxuriante permet à la nature de reprendre facilement ses droits sur les installations urbaines. Dans les années 1980, elle était considérée une des villes les plus dangereuses au monde; les choses se sont améliorées depuis, mais certains quartiers sont encore sous-développés. Le berna funk est la bande-son parfaite de cette métropole, aussi aguicheuse que dangereuse. La musique passe de jour jour comme de nuit, sous le soleil de plomb ou dans le clair obscur de la lumière jaune pisse des lampadaires, où les femmes en shorts en jean se déhanchent près des tables en plastique graisseuses et des hommes torse-nu sirotent de la bière glacée dans des gobelets en plastique.
Le son est né dans les bailes (soirées) populaires des quartiers noirs et métis, d’abord boudées des classes moyennes. Mais aujourd’hui, selon Adriane, une fan native de Janga, une ville de la banlieue de Recife, « la musique fait exploser le préjudice des favelas et de la culture noire ».
Dans les franges extérieures de la ville, dans le quartier ouvrier de Imbiribeira près de l’aéroport, se trouve une des salles de Recife qui ont vu naître le brega funk, Espaço Aberto. Nous nous y rendons ce soir pour voir MC Troia, pionnier dont le track ‘Balança’ sorti en 2016 est devenu un des plus gros hits du genre, avec plus de 21 millions de vues sur YouTube.
La soirée a lieu le dimanche soir, un créneau populaire pour les Brésiliens les plus démunis qui, pour la plupart, travaillent six jours par semaine, du lundi au samedi. Espaço Aberto est un vaste entrepôt à trois murs, ses entrailles exposées aux éléments. À part la scène, le lieu est rudimentaire : on sert les cannettes de bières sorties d’une glacière en polystyrène.
Le warm-up est assuré par un groupe qui joue du pagode, un sous-genre de samba, alors que les spectateurs se répartissent dans la salle, discutent en sirotant leurs verres. Quand le groupe termine, un DJ set de transition débute, et le son des hits de brega funk se déverse des enceintes. En l’espace de quelques secondes, la foule prend vie, les corps s’animent. Le club commence à se remplir.
Plus tard dans la soirée, MC Troia apparaît sur scène, en criant son slogan d’une voix aiguë au dessus d’une foule surchauffée: « É o Troinha caraiii! » (« C’est putain de petit Troia ! »). Autour de lui, quatre danseurs qui bougent avec un rythme et une technique incroyable. Le brega a développé son propre répertoire de mouvements, et sur la dancefloor Jonathan, de la cité avoisinante de Coque, nous montre les bases. Il explique qu’il a grandit avec la pop, mais ces deux dernières années « le brega funk est devenu la musique la plus populaire de la ville ».
Le genre prend racine dans le brega (traduit littéralement par ‘kitsch’), un style de musique du Nord-Est du pays populaire dans les années 1980 et 1990, joué par des artistes comme Reginaldo Rossi. Les chansons brega étaient des ballades amoureuses qui – comme nous explique GG Albuquerque, DJ local et journaliste musical – « étaient jouées dans des concerts privés réservés à un public plus mature qui payait pour voir les groupes ». Dans les années 1990, des artistes brega plus jeunes se sont mis à jouer lors de soirées gratuites où passent une version locale de la ‘funk carioca’ des favelas de Rio de Janeiro, elle-même influencée par la Miami bass. La moyenne d’âge y était bien inférieure, et le son plus agressif – des bagarres y éclataient souvent. Vers la fin de la décennie, des artistes ont commencé à expérimenter avec des sons nouveaux : comme nous le raconte un des pionniers du genre MC Leozinho, « on a combiné la brega avec le beat funk et on a passé ça en soirée ».
Dans les années 2010, le brega funk a commencé à faire des émules dans la banlieue de Recife. Comme tous les grands genres de l’histoire, une part de mystère subsiste quand à son origine exacte. Le beat ne vient ni de la brega, ni du funk, il est complètement nouveau. Certains disent qu’il a été influencé par le reggaeton ou les rythmes soca des Caraïbes, avec des éléments familiers comme l’accord de piano, utilisé d’une manière similaire à celle des productions reggae; le rythme décalé fonctionne un peu comme celui du forró, (un style musical de la campagne du Pernambouc, où un grand triangle marque la mesure à la manière d’un hi-hat), et l’utilisation de sons de sirènes midi semble imiter le frevo, la musique d’orchestre des parades du carnaval Bloco de Recife. Le son est en perpétuelle évolution, et aujourd’hui, comme l’explique Dany Bala, un des producteurs contemporains les plus importants du genre, « il tire ses influences des genres de musique latine et des styles électroniques comme le trap ».
Le brega funk est similaire à d’autres formes de musique urbaine dans son esprit DIY (« Do It Yourself »). Les beats sont composés à la maison sur des ordinateurs et – comme c’est le cas pour une bonne partie du grime, du trap et du hip hop – la majorité sont produits sur FruityLoops (FL Studio). Le boom économique de la dernière décennie et les politiques du précédent parti travailliste ont vu croître la mobilité et le consumérisme qui a permis à plus de gens, en particulier les musiciens, d’avoir accès à de la technologie à bas prix. Les beats eux-mêmes sonnent souvent un peu « discount », les producteurs utilisant volontiers des sons de cuivre midi et des guitares qui ne sont pas sans rappeler ceux des premiers claviers Casio. Mais ce serait une erreur de penser que la production est dénuée de talent : la bassline enveloppante et les séquences rythmiques en constante évolution sont loin d’être du gateau. Comme le dit « presque tous les producteurs sont aussi musiciens ».
Les jeux de mot font partie intégrante du quotidien au Brésil, et les paroles de brega funk n’échappent pas à la règle. Les chansons sont forgées dans le patois de Recife, quelque chose qui, dû à la popularité de la musique, a commencé à influencer la culture urbaine de São Paulo. Bon nombre des termes utilisés sont inconnus de la majorité des Brésiliens, sans parler des étrangers. MC Loma a même publié une vidéo explicative sur les lyrics de ‘Envolvimento’, révélant au passage que le fameux refrain « Escama só de peixe waaahhhh » fait référence à l’argot ‘escamosos’ (« poisson écaillé » – soit « mauvais garçon »). MC Loma se moque ainsi des escamosos qui jouent les gros durs avec la phrase « les écailles c’est seulement pour les poissons waaahhhh ».
On critique souvent les rappeurs pour leur machisme supposé, et alors que putaria (littéralement ‘les « putasseries ») ont une place centrale dans les lyrics et l’esthétique du brega funk, beaucoup défendent que les paroles sont à prendre au second degré. Si les femmes se penchent et remuent leurs bundas (les fesses) dans le style de danse reboladinha d’une manière qui semble au premier abord docile, la danse est un art sérieux qui requiert expérience et pratique. « Certaines dansent pour attirer l’attention, mais je danse parce que j’aime ça », nous défend Adriane. Beaucoup de femmes dansent ensemble, presque en compétition, et les hommes peuvent participer s’ils le souhaitent. Adriane convient que « parfois certaines paroles objectifient les femmes », mais elle dit qu’à la dernière soirée à laquelle elle s’est rendue « on a parlé d’émancipation féminine ».
L’esthétique clinquante et effrontée du brega funk reflète les conditions extrêmes qui ont vu naître la musique : la périphérie souvent dangereuse de la capitale de la région la plus pauvre du Brésil. C’est l’antithèse parfaite de l’autre genre populaire de la ville, le Sertanejo Universitário, populaire auprès des hommes d’affaires du Brésil et des politiciens du secteur agricole, au look et au son conservateur : des productions à gros budgets et des performers professionnels aux mises en pli parfaites et aux dents d’une blancheur éclatante.
Comparez ça avec ‘Gera Bactéria’, un track récent de MC Shevchenko & Elloco, sur lequel le légendaire chanteur dit: « Je suis né dans la Favela, là-bas tout est brega ». Ou le clip du dernier tube brésilien ‘Toma Treu’, intégralement filmé dans une des comunidades de Recife, avec les rappers Robinho Destaky et Fernando Problema qui arrivent en moto-taxi, un mode de transport principalement utilisé par les plus modestes. Dans la vidéo de MC Nedved pour ’Tome Baby’, ce dernier rappeur « elle aime la favela », pendant qu’une femme danse autour de lui dans une petite chambre aux murs de parpaing. Comme l’explique le producteur Dany Bala : « le son est une représentation de la banlieue ».
Dans le centre de Boa Vista, un quartier commerçant bondé le jour et abandonné la nuit, des étudiants et des hipsters se réunissent autour d’un bar à la mode, et bientôt les gens commencent à danser dans la rue au son du brega funk.
Genre né des banlieues de Recife, le brega funk a déjà obtenu les faveurs des classes moyennes de la ville, le genre est désormais à la conquête du reste du pays – et qui sait, peut-être ensuite du monde entier.
Kaspar Loftin est contributeur freelance, suivez-le sur Twitter.
Initialement paru sur Mixmag UK. Adapté de l’anglais par @MarieDapoigny