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Culture

Au cœur des sulfureuses raves ukrainiennes Cxema, épicentre de la nouvelle vague européenne

La rave sans concessions qui forge le son du nouvel underground ukrainien

  • Tanya Voytko | Photos de Kiev : © Dmytro Prutkin | Photos de Cxema: © Yana Franz, Kristina Podobed
  • 31 January 2020

Alors que la DJ régulière des soirées Cxema Jana Woodstock s'apprête à ramener le feu de la rave ukrainienne le 15 février 2020 à la friche industrielle de la Cité Fertile à Paris, Mixmag est allé à la rencontre de la nouvelle vague de Kiev.

En Ukraine, ces dernières années ont été marquées par un bouleversement de la vie sociale et politique. En 2014, une révolution a éclaté en réponse aux violentes dispersions des manifestant·e·s rassemblé·e·s pour contester l’abandon des plans de rapprochement avec l’Union Européenne par le gouvernement, et une corruption endémique. Un processus irréversible d’introspection et d’autodétermination s’est enclenché dans la société.

Cette période de perturbation soudaine à l’ordre établi – une crise économique, un changement de gouvernement – a certainement marqué le milieu artistique et musical, heurtant de plein fouet toute une génération de fêtard·e·s, à l’impact beaucoup plus important que les clichés et mythes habituels qui entourent l’hédonisme post-révolutionnaire. Des identités qui restaient jusqu’alors dans l’ombre ont dû se redéfinir au milieu d’un paysage socio-politique méconnaissable. En l'espace de cinq ans, des soirées nommées Cxema ont évolué de simples raves artisanales à des événements à l’envergure de festivals, devenant un des vecteurs principaux de nouvelles explorations.

Tout a commencé en 2014, quand le fondateur de Cxema, Slava Lepsheev, a décidé de secouer un peu la vie nocturne de Kiev avec plusieurs événements dans des friches industrielles de la ville. À l’époque, la situation économique du pays était difficile. La fluctuation constante des taux de change ne permettait pas aux organisateurs locaux d’inviter des artistes étrangers et Slava n’échappait pas à la règle. Mais ces contraintes économiques ont poussé l’organisateur à découvrir une scène locale de jeunes producteurs, produtrices et DJs, qui fourmillait de talents sous-estimés.

« Parfois il faut regarder ce qu’il se passe autour de vous ! Le concept de Cxema est construit autour d’artistes ukrainiens, et au final, si vous creusez suffisamment, il y a toute une génération prête à exploser. Déjà active, qui fait des choses », dit Gennady Boychenko aka Potreba, pendant une pause lors une session d’enregistrement en studio.

Musicien d’Odessa, Gennady Boychenko a vu les soirées Cxema évoluer depuis la première heure. Il a commencé à étudier la musique dès l’âge de 8 ans à l’aide de l’éditeur de la PlayStation, qui permettait de travailler avec une banque de sons pour les transformer en boucles. Son premier projet, un groupe du nom d’Indirect, était un hommage au krautrock, une formule hybride de sons électroniques et d’instruments live, avec des influences de Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire et IDM.

Il joue désormais sous l’alias Potreba, qui veut dire « besoin » en Ukrainien. « Avant de fonder Indirect, je composais tout ce que je pensais être cool à l’époque – breakbeat, jungle, drum’n’bass. Potreba est le besoin de développer la musique avec laquelle j’ai commencé, le premier langage musical que j’ai rencontré. Le ‘besoin’ en question est pour une expression personnelle par le biais de sons intenses et lourds. »

Au début, Boychenko jouait surtout aux événements Odessa, dans des caves qui ne pouvaient accueillir guère plus de 300 personnes. Avec l’arrivée de Cxema, Potreba, comme d’autres fans de son désespéré·e·s, ont trouvé un nouvel espace pour partager leurs expérimentations sonores. « La première performance à Cxema m’a fait découvrir une dynamique complètement différente. C’était super cool », se souvient Gennady.

Depuis sa naissance, le projet Cxema a été marqué par la recherche de musiciens excentriques et de geeks, avec pour but de leur fournir une plateforme et la chance de se représenter devant une foule importante à des soirées dépourvues de headliners ou de DJs locaux de seconde zone.

« J’ai joué avec Indirect, aux soirées Побойся Бога de Slava (qu’on pourrait traduire par « Ne craignez pas Dieu »), qu’il organisait avec Borys avant la création de Cxema. À l’époque, Myspace existait encore, et Slava était en quête de sons extrêmes et pointus venus d’Ukraine. Sa mission n’a jamais changé. Cxema vient, avant toute chose, d’un intérêt personnel pour digger quelque chose d’étrange », explique Gennady.

Timur Dzhafaraov aka John Object est un jeune producteur de Kiev et un autre example de comment Cxema déterre des talents cachés et soutient la musique expérimentale. Brutal et futuriste, le son de Timur peut sembler indigeste à une bonne part des auditeurs. L’idée même qu’un son pareil puisse avoir sa place dans un club de Kiev aurait semblé inimaginable il y a deux ans.

« Le jour où j’ai joué à Cxema est le jour où j’ai trouvé ma voie. Personne ne me connaissait, et personne n’écoutait mes sons avant ça », se souvient Timur. Avant sa première, John Object ne s’attendait pas à pouvoir faire de la musique une carrière à part entière. Depuis, il est devenu une des figures proéminentes de la scène underground d’Ukraine. En automne dernier, il a joué à la soirée Boiler Room de Kiev, et début mai au festival arménien Urvakan, où il a partagé l’affiche avec ZULI, Russel Haswell et Rupert Clervaux.

John Object s’est donné pour objectif la « normalisation de la musique anormale », en travaillant avec des éléments considérés « inhabituels dans la composition », et « intimes, honteux, déplaisants et non-musicaux » dans ses productions avant-gardistes. « J’espère que ce que je fais est beau en réalité, mais on ne l’a pas encore accepté. Quand tout est normalisé, ça sonnera juste, et je pense, même naturel », il explique.

Les motivations de Cxema sont similaires. L'organisation fait preuve d'une vraie prise de risque à utiliser son influence pour présenter des artistes inconnu·e·s qui ne trouvent pas leur place sur la scène locale, à une audience fidèle de plusieurs milliers de personnes, les faisant sortir de l’underground pour les amener sous les feux des projecteurs d’une soirée aussi bouillante qu’intense.

Bodya Konakov aka A-Body, DJ, producteur et cofondateur du label et soirée ШЩЦ (SHITS), a joué un de ses premiers shows à Cxema. Dans un ancien cinéma, caché dans les profondeurs bétonnées d’un parking : un lieu légendaire de la vie nocturne de Kiev, où quelques unes des plus folles soirées techno et drum’n’bass ont eu lieu. « À ce moment là, je n’étais pas vraiment dans la scène électronique, et quand je suis arrivé sur scène j’ai joué de l’ambient experimental, parce que je n’étais jamais allé dans une soirée comme ça. J’ai passé un track avec un beat 4/4 et ça a tout de suite animé le dancefloor, mais certains membres du public restaient debout, sans bouger, la bouche ouverte », il se souvient.

Aujourd’hui, Konakov est activement engagé dans la promotion de la scène locale. Il y a deux mois, il a sorti une compilation de tracks d’artistes Ukrainien·ne·s, la première sortie de son label ШЩЦ. Un appel à démos a débouché sur plus de 200 candidatures, et ce n'est pas une surprise. En quelques années seulement, ШЩЦ est passé du statut de petit groupe de fans de musique à une communauté entière de DJs, musicien·ne·s.

En commençant dans un recoin humide du parking de l’ancien Cinema Club de la ville, Konakov est passé par une longue exploration artistique, et après plusieurs années d’expérimentations avec son identité sonore et un certain nombre de dates aux soirées Cxema, dont une sous le majestueux pont Gavan’ de Kiev et au studio de cinéma Dovzhenko, il a finalement inauguré son nouveau projet, A-Body. Il entend documenter son parcours complet avec un LP, Selected Rave Tracks 2013-2019, qui comprendra des morceaux enregistrés en live à Cxema ces cinq dernières années.

« En tant qu’institution, Cxema offre des opportunités. C’est une passerelle, dans tous les sens du terme », explique Konakov. « L’histoire est différente pour chacun·e, cela-dit. Certain·e·s l’utilisent pour la promotion de leur image; d’autres s’en servent pour se faire les dents sur un gros sound system; d’autres encore y apprennent à interagir avec une énorme audience. Puis il y a celles et ceux qui veulent juste faire du bruit ! »

Si elles ont l’air grandioses de l’extérieur, les soirées Cxema on bel et bien redéfini le paysage musical du pays. Avant Cxema, la musique ukrainienne était représentée par une poignée de noms familiers de la presse internationale, alors que la ville de Kiev seule en contenait plusieurs douzaines. Cxema a corrigé ce déséquilibre, avec le lancement de Cxema Backstage et du podcast Cxemacast, écouté et partagé par des dizaines de milliers de personnes, offrant une visibilité internationale aux artistes.

Ces initiatives ont aidé à lancer la carrière d’une autre protégée de Cxema, la DJ de Kiev Nastya Muravyova, qui a depuis obtenu des dates dans les clubs les plus en vue d’Europe comme le Berghain, OHM, ://about blank, Opium et Tresor.

« Pour moi, monter des mix est un travail extensif », note Nastya. Ses sets sont ciselés, du vrai travail d’orfèvre : des fusions de sons club intenses agrémentés de montées EBM, breakbeat et electro.

Elle a joué pour la première fois à une soirée Cxema en 2017. Un tournant dans l’histoire de l’organisation – les parties ont abandonné le territoire moite et DIY du skatepark de Gavan’ pour le Dovzhenko, un des plus grands studios de cinéma d’Europe de l’Est, avec un dancefloor énorme et une hauteur sous plafond impressionnante. Un moment spécial pour Nastya : « J’étais tout simplement confuse par tout ce qu’il se passait autour de moi. Je ressentais le buzz, à jouer devant autant de monde. Après seulement un set, les gens ont commencé à me reconnaître, à venir me voir jouer à mes autres dates. »

On s’arrache désormais sa musique. Son set pour la soirée Boiler Room a atteint les 100 000 vues, et son calendrier de dates ne désemplit pas, avec des bookings dans le monde entier.

« Grâce à la plateforme Cxema, j’ai réalisé comment je devrais façonner mon son », explique Dmitriy Avksentiev, plus connu sous le nom de Voin Oruwu, se souvenant de sa première performance à Cxema, sous le pont Gavan’. « J’en ai encore la chair de poule, vraiment. »

Le parcours musical Dmitriy Avksentiev a débuté en 2007. Il a fait ses premiers pas dans la musique électronique en composant et en envoyant ses premières compositions à des artistes et des labels, en jouant aux soirées Kievbass et dans des bars, devant un public de 50 à 70 personnes, où le dub et le 2-step étaient les genres prépondérants. Après avoir digéré les influences jungle, dubstep et future garage, il les a mélangées avec son amour du cinéma avec le projet Voin Oruwu.

Selon le musicien, c’est la qualité cinématique du son qui définit le projet Voin Oruwu. « Pour moi, la structure de la composition est le langage cinématique, où on trouve une introduction, une conclusion, un dénouement. Je choisis le thème et l’idée d’un morceau comme un concept structuré, basé sur des genres comme le thriller, la science-fiction, le film noir. Parfois j’imagine quelques scènes, un objet ou un personnage principal. »

Les atmosphères travaillées de Voin Oruwu ont trouvé leur place à Cxema. En 2016, le morceau du musicien a été choisi comme soundtrack d’un film d’i-D dédié à la soirée. Plus tard, c’est devenu un hymne libertaire pour la communauté, capturant les émotions du dancefloor situé sous le pont de Gavan’, où il a donné sa première performance. « C’était une soirée complètement folle, juste sauvage ! Cet esprit primitif, on ne le sent qu’à Cxema, nulle part ailleurs. Et ça colle parfaitement à Voin Oruwu. Je ne peux trouver des émotions brutes comme ça qu’à Cxema. »

Pour cette date, Dmitriy Avksentiev avait créé les morceaux qui allaient définir son identité musicale – hard et un peu crue, comme si élaborée pour un décor dark, industriel, ou une balade dans l’espace.

Trois ans plus tard, Voin Oruwu s’est imposé comme un des projets les plus fascinants de la scène ukrainienne actuelle. Ses sorties principales comprennent la sortie de ‘Etudes From A Starship’ sur le réputé label ukrainien Kvitnu, l’album Big Space Adventure sur le label russe Private Persons, et des performances aux soirées Boiler Room à Kiev et à Moscou. Ses projets récents sont parus sur le label de Bristol Banoffee Pies, avec D.Tiffany comme Plush Managements Inc., Hartta et Keppel.

« Cxema est une plateforme qui offre une certaine vision de mon travail. Ça m’a donné accès à une énorme base de gens et ça continue à m’influencer, comme toute personne qui s’est jamais rendue à un de ces événements. Quand j’y vais pour faire la fête, je suis super impressionné et inspiré en écoutant notre cru local, » dit Dmitriy.

Née dans un contexte de crise économique et d'un milieu culturel stagnant, Cxema a levé le voile sur une source inépuisable de talents locaux qui ont établit sa mission pour les années à venir. Les résultats sont incontestables. Cxema est désormais bien plus qu’une rave, un lieu de divertissement et un endroit où l’on peut faire l’expérience d’une atmosphère de soirée unique, c’est une institution culturelle à part entière, avec assez d’influence pour agir comme gage de qualité, une plateforme de promotion pour les musicien·ne·s et une véritable passerelle pour connecter les artistes locaux avec la sphère électronique internationale.

Régulière des soirées Cxema, Jana Woodstock apportera tout le feu de la rave ukrainienne le 15 février 2020 dans la friche industrielle de la Cité Fertile à Paris, lors de la soirée Mixmag MIDIMINUIT.

Tanya Voytko est journaliste freelance et rédactrice en chef de TIGHT Magazine, suivez-la sur Twitter.
Initialement paru dans Mixmag UK.
Traduit de l’Anglais par @MarieDapoigny.

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