Enquête : l’état d’urgence freine la fête en France
“On ne peut plus faire un festival en occultant le risque d’annulation”
Pressions et précautions
Pas forcément expérimenté, Louis Cordelier, 23 ans, membre de l’équipe du festival Nostromo, l’est peut être. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir monté un joli projet, sur la petite commune de Samazan, dans le Lot-et-Garonne. Le lieu ? Une grande propriété appartenant à un ami d’un membre de l’équipe. Le terrain aurait accueilli le lieu de fête, les 20 pièces d’une grande maison avec piscine, le staff et les artistes. D’entrée, la mairie, enjouée, donne son accord. Louis et ses potes demandent un audit à un groupe de sécurité, échange avec les pompiers, la préfecture, la gendarmerie. Tout se passe bien. Puis, en pleine organisation, Louis reçoit un coup de fil d’un numéro masqué. “C’était les gendarmes, grimace-t-il, passant sa main dans ses cheveux blonds mi-longs, coiffés en arrière, Ils nous disaient qu’ils étaient totalement contre la tenue du festival. On a dit que l'autorité revenait au maire, qu’ils ne pouvaient légalement rien faire pour interdire le festival. En dessous de 1 500 personnes, c’est la mairie qui décide. Alors ils ont dit que s’il fallait qu’ils mettent tout un escadron devant l’entrée, ils le feraient. Ils ont dit qu’ils pourraient invoquer l’état d’urgence si nécessaire.” Comptant sur le soutien de la mairie, Louis est vite déçu. Il souffle: “Le maire a eu peur. Il nous a appelé et a dit qu’il nous retirait l’organisation. Ce qui n’est pas légal. On s’est retrouvé bloqués. Le maire nous a dit qu’il était désolé mais qu’il avait subi des pressions de la part des gendarmes. Puis que le préfet l’avait appelé pour qu’il retire l’autorisation. On a reçu un papier d’un huissier qui nous a dit que c’était fini.” Maire de Samazan depuis 2014, Bernard Monpouillan explique par téléphone : “Quand ils m’ont dit qu’ils voulaient faire venir 600 personnes, je ne voyais pas de problème. J’étais d’accord sur le principe mais je leur avais dit de voir avec la sous-préfecture. Puis la gendarmerie et la sous-préfecture m’ont dit qu’ils ne voulaient pas que ça se fasse. Il y avait Garorock (festival rock de la région, ndlr) 8 jours après. Ils ne voulaient pas de trucs sauvages autour.” Première justification, donc, limiter la masse de travail des autorités. Mais le maire a-t-il en effet reçu des pressions ? À cette question, il répond d’un rire gêné et quelques bafouilles : “Vous savez, si la préfecture vous appelle… S’il y a un problème… Est-ce qu’il y a autre chose… Je pense que oui, mais je ne peux pas vous en parler.”
Pressions, travail monstre, mauvaise ambiance, négociations assommantes avec l’administration, l’organisation de festival ne fait plus vraiment rêver. Tommy Vaudecrane souffle : “Aujourd’hui, on ne peut plus faire un festival en occultant le risque d’annulation. C’est une épée de Damoclès avec laquelle on vit du moment où l’on commence à travailler.” Alors, par peur, certains préfèrent prendre les devants. C’est le cas du Laps Festival, dont la troisième édition était censée se tenir à Monsanbavol, dans l’agglomération lilloise. Les yeux cernés et les traits tirés, Luc Chamaux, 31 ans, rembobine : “Après Charlie Hebdo, pour la première édition de juin 2015, on n’a pas senti de pression particulière. Ça a changé l’été dernier. La mairie nous a demandé de mettre en place une sécurité optimale. On devait faire des réunions avec la police, leur expliquer comment on avait réfléchi à la mise en sécurité du public. On n’avait pas le droit de laisser des camions devant parce que des plots étaient mis en place. Si on les enlevait, ça pouvait être une façon de rentrer sur le festival pour un véhicule... C’était un délire pas possible.” Visage plus rond, air fatigué, son collègue, Anatole Thomas, 22 ans, précise: “La police est entrée plusieurs fois faire le tour du périmètre pendant la soirée. Ils étaient beaucoup plus pointus sur des choses comme les issues de sécurité, il fallait un plan beaucoup plus détaillé.” Les exigences sont telles que mi-juin, à deux mois et demi de l'événement, Luc et Anatole décident de jeter l’éponge. “On avait vu qu’AREA 217 avait été annulé, soupire le premier, encore dépité. Je connais l’organisateur et je sais qu’ils ont mis beaucoup de moyens pour la sécurité. Un autre festival à Metz s’est fait annuler. Je me suis dit que ce ne serait pas possible pour nous. C’est des coûts à avancer : il faut payer les artistes, les prestataires. Quand tu as un festival annulé deux jours avant, tu te retrouves à devoir rembourser des préventes alors que tu as payé des choses en avance et que tu n’as pas pu te renflouer en faisant ton festival. On ne pouvait pas se permettre ça.” Festival indépendant, Laps avait peu de moyens. Mais les coûts deviennent trop hauts pour n’importe quel organisme.
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