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Reportage

Au Fairground, le cœur de la jeunesse tunisienne bat au rythme de la techno mélodique

L’avenir de la scène techno internationale se joue aussi en Tunisie

  • Texte et photos : Alexandre Gilles
  • 6 August 2019

Un soleil de plomb chauffe les terres d'un lieu à l'histoire millénaire alors que le Fairground festival prend vie en cet été 2019. C'est qu'une atmosphère particulière flotte dans l’air chaud de Sousse. Les corps s’agitent, se frôlent et s’abandonnent au gré des nappes sonores qui instaurent un climat envoûtant sur le sol tunisien. Le temps semble s'être arrêté au portail d’acier de l’éco-village. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui l’avenir de la techno se joue aussi en Tunisie. Depuis le prix nobel de la paix décerné au peuple tunisien en 2015 pour son dialogue national, un vent nouveau porté par la jeunesse tunisienne souffle également sur la scène électronique.

Photo : © Hammadi BelHadj

C’est dans cette ambiance électrique que la 4ème édition du Fairground festival accueille cette année près de 10 000 amateurs de techno. Profanes comme connaisseurs ont pu apprécier plus de 24h de musique réparties sur 2 scènes : la première accueillant les artistes vedettes et la deuxième les artistes locaux dont le festival promeut l’émergence.

Il est 22h, les voitures se pressent dans le clair-obscur de l'allée principale et l'empressement de chacun se mêle à l'effervescence générale. Une fois passés les contrôles minutieux des forces de sécurité, on pénètre dans l’antre de la fête. Un imposant cheval de métal de 10 mètres de haut surplombe la plaine où la fête bat déjà son plein.

Le Fairground articule sa direction artistique autour d'une ligne directrice bien défini : priorité aux performances live. Sur les 33 artistes présents, 12 proposent du live. Les voix altérées par les machines électroniques s’harmonisent avec les accords de synthés et la résonance des cordes. Sur la scène principale, Tantsui ouvre le bal par une performance live entre deep house et techno mélodique. Puis vient le tour de Shamann, seul artiste tunisien présent sur la scène principale ce soir-là. Vêtu d’un ample T-shirt blanc, d’un sarouel fuschia aux motifs colorés et d’une tripotée de colliers de pierres étincelantes, il arbore sur scène un regard doux, un large sourire et une aisance naturelle. Il charme le public par de l’electronica ésotérique, unissant les ondulations électriques des machines aux bruissements des cordes de Oud et de zukra.

Deux heures plus tard, c’est Pandhora qui prend le relais en faisant monter la tension d’un cran. Proposant un set hybride influencé par le rock psychédélique et progressif des années 60/80, le public les suit volontiers et s'embrase. Se succèdent ensuite Jan Blomqvist et sa voix suave, le populaire duo originaire de Kiev Artbat, le maître de la techno vaporeuse Recondite et un Dj Tennis à l’humeur badine. Ce dernier va même jusqu’à se rapprocher de la foule pour danser avec elle au son de 'Gordon', son titre signé sur le label Running Back, malgré un bras dans le plâtre qui ne lui fera pas perdre son sourire, ni sa cigarette.

Les festivaliers de toutes provenances se mélangent, caracolent dans les allées kakis de l’éco-village et s’agglutinent au bar dans une ambiance décontractée. Des échanges fugaces où se mêlent l'arabe et le français, parsemés d’éclats de rire communicatifs. Entre deux pas de danse, nous retrouvons Alex, un jeune Libanais à la chemise à fleurs et au pantacourt beige vivant à Abidjan. Il a fait le déplacement pour l’occasion. En attendant sa vodka-redbull, il nous explique sa présence : « C’est l’une des seules alternatives que tu peux trouver en Afrique. Mes amis et moi souhaitions aller faire des festivals en Europe, mais le transport, l’hébergement et les à-côté nous revenaient trop cher. » Le salaire moyen en Tunisie en 2019 s’élève à 800 DNT (250€) (le pass 2 jours étant vendu à 120 DNT). Mais le prix ne décourage pas les festivaliers présents cette année : certains économisent toute l’année pour faire partie de la fête.

Alors que DJ Tennis nous offre un closing jubilatoire, nous échangeons avec Amine. Franco-tunisien et alter-ego du duo Pandhora, il est optimiste quant à l'avenir des musiques électroniques en Tunisie et l’évolution de la techno : « Je trouve que le line-up du Fairground est cohérent et propose un vrai voyage musical qui va de l’electronica jusqu’à la dark techno en passant par la progressive house. »

« La techno se démocratise et cela signifie également que cette industrie aura de plus en plus de place pour l'originalité et la diversité des styles. On constate qu'il y a de plus en plus d’instruments live dans la musique électronique qui à l’origine était centrée autour du DJing. Aujourd’hui, les DJs, les artistes live et les electronic bands travaillent ensemble : ce sont des formes d’arts complémentaires. », il ajoute, confiant.

Photo : Pandhora sur la mainstage, © Fairground 2019.

La techno au service de la mélodie

La techno mélodique a le vent en poupe : puisant ses origines dans la trance de l’Allemagne réunifiée des années 90 ( “Energy 52 - Cafe Del Mar”, “Da Hool - Meet her at the love parade’ ou encore “Push - Universal Nation”). Elle a été remise au goût du jour par la techno. Build-ups longs souvent en accords mineurs, l'automation subtilement contrôlée au service de mélodies planantes, lignes de basses imposantes et explosions grandiloquentes à base de gros kicks.

De nouvelles formations émergent ainsi au niveau de la scène locale, notamment à travers l’expression d’artistes à la croisée des mondes comme Haze-M (dont le remix a été joué par Tale of US au Sonar 2017), Hazem Berraba, Nacim Gastli ou encore KeyBe. La musique tunisienne trouve ses origines dans la musique traditionnelle arabo-andalouse (malouf) qui reposait sur l’usage des modes turcs et des chants répétitifs aux voix mélancoliques. Ce n’est donc pas anodin si ce genre de musique séduit en afrique du Nord et que les artistes locaux se soient appropriés cette techno mélodique en y apportant leurs styles propres.

La scène locale recèle également de bonnes surprises : le Fairground propose des lives prometteurs, prenant des risques et s’essayant à des styles plus bruts aux sonorités plus sombres et au tempo plus rapide, comme avec la performance de Chayma El Abidine a.k.a Not_Labeled, jeune DJ tunisienne qui n’est pas sans rappeler l’énergie des soirées Possessions parisiennes. « Certains artistes ont changé de style pour s’adapter aux genres qui marchent d’un point de vue commercial. Je trouve ça dommage et je continuerai de jouer ce qui me plait. » nous confiait-elle.

Place à la créativité du live

Photo : © Hammadi BelHadj

Déjà le deuxième jour et c’est Olivan, jeune résident suisse du Nordstern Club de Basel qui lance les festivités. Relayé par Benjemy x Lola et HVOB, le public s'extasie devant des performances qui mêlent les voix douces des chanteuses à la puissance des synthétiseurs. La tension est à son comble quand arrivent Animal Picnic, incarné par Inigo et Daniel qui se produisent en Tunisie pour la 6e fois, et Marino Canal, jeune prodige signé sur Siamese, le label d’Adriatique. Tous les trois jouissent d’une bonne popularité en Tunisie et le public est conquis dès les premiers tracks. Les silhouettes s’agitent dans l’obscurité de la nuit aux rythmes des percussions, des aiguës acérés ornent les lignes de basses lancinantes qui serrent le cœur de la masse jusqu’aux drops salvateurs. Les trois protagonistes, taquins, font durer le plaisir des build-ups et assènent des drops salvateurs qui font bouillir le sang des danseurs.

C’est au tour de Giorgia Angiuli d’entrer en scène. Casquette Totoro vissée sur la tête et baskets compensées roses aux pieds, elle installe son officine sur l’estrade. Elle a la particularité d'amener tout un attirail avec elle pour assurer ses représentations : synthétiseurs, boîtes à rythmes, thérémine et même un violon numérique. Haletante, la foule n’en est pas moins en liesse, à la merci de la maestra italienne. C’est assurément le clou du spectacle du festival : artistes comme spectateurs se laissent porter par les sons galvanisant de la cheffe d’orchestre du futur qui dirige sa formation robotique au doigt et à l’oeil. Contretemps de dernière minute, Luigi Madonna a manqué son avion. C’est finalement notre trio espagnol qui remet le couvert pour un DJ set robuste qui durera jusqu’aux premières lueurs du jour. Inigo, aux anges, finit par descendre de l’estrade pour embrasser les danseurs du premier rang. Les applaudissements crépitent, les derniers petits bouquets de jasmin passent de main en main et la fête se termine dans la béatitude générale.

Une histoire de timing

À l’origine, l'éco-village où se déroule le festival a été construit en 2009 dans l’optique d’offrir un centre de loisirs pour les familles tunisiennes. Anis Ammar, fondateur issu d’une famille de grands hôteliers, est d’abord parti faire ses études à Londres et y a découvert la musique électronique en passant une soirée à la fabric. Peu de temps après la révolution, il rentre en Tunisie et devine déjà les premiers effets de la mondialisation dans son pays d’origine. La soif d’hédonisme qui anime la jeunesse, bien banale pour ses homologues européens, est pour lui le symptôme d’un désir plus profond, celui d’acter définitivement les mutations de la société, ouverte sur le monde, la diversité et les libertés individuelles.

Anis a une vision et décide d’investir une partie des ressources de son empire hôtelier pour offrir des soirées où la musique électronique tiendra une place centrale à un public plus jeune demandeur. En effet, la globalisation, l’émergence des nouvelles technologies et internet ont rendu accessibles les musiques électroniques au monde entier, mais cela ne va pas de pair avec une vie nocturne sur mesure : jusqu’à la révolution de 2011, les réseaux sociaux (dont YouTube) étaient indisponibles et le pouvoir en place appliquait une censure stricte.

Le douloureux souvenir de l’attentat de Sousse ayant eu lieu en 2015 reste vif dans les esprits et le tourisme tunisien subit encore aujourd’hui ses conséquences. Le festival souhaite redorer l’image du pays et rassurer les locaux et éventuels touristes prêts à faire le déplacement : l'organisation ne lésine pas sur les moyens concernant la sécurité et travaille étroitement avec les autorités en vigueur : vigiles imposants, fouilles minutieuses des véhicules, personnel en civil, présence de la garde nationale, on s’y sent en sécurité et rien n'est venu gâcher la bonne ambiance généralisée. On devine que l’entente est nécessaire entre les organisateurs du festival et les représentants de l’état : potentiellement positif, il paraît important de souhaiter au Fairground de conserver son ADN et son indépendance pour les années à venir.

La Tunisie et l’essor des musiques électroniques, une histoire qui ne date pas d’hier

Photo: Giorgia, Fairground 2019 © Houcem Meftah

Une part importante de l’histoire du clubbing mondial appartient à la Tunisie : méconnue du grand public, des artistes de renommée internationale comme Richie Hawtin ou encore Dubfire devaient pourtant répondre au dilemme de jouer à Ibiza ou à Tunis, au Bora Bora de Sousse ou encore au Calypso à Hammamet, devenues de véritables plaques tournantes du monde de la nuit pendant les années 2000. Mais cette industrie, tenue alors par Leila Trabelsi, femme de l’ancien dictateur Ben Ali, a fini par ne plus correspondre qu'aux attentes d’une élite habituée aux clichés des lieux et s’est écroulée avec la révolution de Jasmin.

Même si les traditions sont encore ancrées dans la société et qu’il reste du chemin à parcourir – les femmes tunisiennes ont acquis le droit de vote en 1956 (avant les Françaises), le droit à l’avortement en 1973 – les problèmes qu'elles rencontrent sur le terrain sont les mêmes qu'en Europe : « On a toujours droit à des clichés quand on est une femme, on doit plus faire ses preuves, surtout quand ça concerne la technique », nous confie VJLY.

Depuis la révolution, la jeunesse tunisienne, audacieuse et déterminée à faire évoluer les moeurs, clame haut et fort son droit à des libertés individuelles plus importantes, celles-ci passant par la fête et les plaisirs qui y sont associés. « La révolution est consommée », nous assure Cyrine “Cerise” Ben Saad, journaliste chez Jawhara FM. Les ventes d’alcools ont explosé (+30% sur les ventes nationales de bière sur les 3 dernières années).

Ces pratiques se répercutent sur le monde de la nuit et de la fête. Sous l’ancien régime, on pouvait recevoir une amende de 1 000 Dinars (300€) et passer 1 an en prison. « Aujourd’hui, les drogues sont répandues. Si on surprend quelqu’un fumant un joint, il aura 2 avertissements avant d’avoir des problèmes. On peut toujours aller 5 ans en prison pour une pilule d'ecstasy, mais les choses s’assouplissent parce que l’ensemble de la société tunisienne constate que la répression n’a pas réussi à dissuader les gens », confiait une festivalière anonyme. Du chemin reste à parcourir : les rapports sexuels entre personnes de même sexe restent toujours passibles de prison.

Le fairground donne le la à la musique électronique tunisienne

Cela n'empêche pas les participants du Fairground festival de contribuer au vivre ensemble, au partage et à l'amour des musiques électroniques. À l'horizon, de nouveaux écueils se dessinent : gagner de l'envergure tout en gardant le contrôle de son identité, souvent victime collatérale des partenariats avec les sponsors et l'oubli des ambitions originelles. Malgré tout, le festival prouve que la scène se développe, à travers d'autres organisations et dans d'autres villes comme Hammamet ou Mahdia. Fort est à parier que nous n'avons pas fini d'entendre parler de techno sur le continent africain. "Tout reste à faire. L'avenir, c'est l'Afrique." nous disait un Brahim plein d'optimisme, un Tunisien basé en France et revenu à Sousse pour célébrer son pays. On parle déjà de la prochaine Boiler Room prévue à Tunis pour l'année prochaine.


Alexandre Gilles est contributeur freelance pour Mixmag.
Photo en une : © Hammadi BelHadj


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