Faut-il prendre des drogues pour s’éclater sur le dancefloor ?
Sobre, ou sous influence ?
« Comment s’est passée ta soirée ? »
« Super – de ce que je me souviens… »
Un échange plutôt banal pour quiconque fréquente régulièrement la scène électronique et ses indulgences. Les raves ont toujours été des lieux de laissez-aller, d’abandon et une bonne soirée peut souvent se résumer à un brouillard de souvenirs agréables. Certains parviennent tout à fait à passer un bon moment parfaitement sobres, enivrés par la musique et l’énergie du dancefloor. Pour d’autres, l’alcool et/ou les drogues aident.
On ne peut nier le rôle que les substances intoxicantes ont joué dans l’histoire de la scène club. L’effervescence de la scène disco de New York dans les années 1970 a été alimenté par la popularisation du LSD. Pour leur premier job dans le milieu, Frankie Knuckles et Larry Levan devaient verser la drogue hallucinogène dans les verres des clients du célèbre club The Gallery, à la demande de Nicky Siano.
Après avoir déménagé à Chicago, Frankie s’est établi comme le parrain de la house, avec les sets novateurs qu’il jouait à un public de passionnés à The Warehouse, où des saladiers entiers de punch coupé à l’acide circulaient bon train. « Tout était coupé à l’acide. C’était complètement fou », se souvient DJ Craig Cannon.
À Ibiza, le mouvement Balearic beat est né par hasard, de l’épopée de Paul Oakenfold, Johnny Walker, Danny Rampling et Nicky Holloway sur l’île Blanche. C’est là-bas qu’ils ont découvert l’ecstasy, se sont fait retourner le cerveau par DJ Alfredo à Amnesia et sont rentrés au Royaume-Uni pour lancer les soirées acid pionnières des clubs Spectrum, Shoom et Trip.
« J’allais régulièrement à Ibiza depuis le milieu des années 80, mais ce n’est pas avant 87 que les choses se sont vraiment mises en place. Avant ça, je sortais dans les quartiers Ouest de Londres pour draguer des filles en buvant des bières dans des bars anglais pourris », racontait Holloway à la BBC. « J’ai gobé [un cachet] puis je suis allé à Amnesia sous ‘E’ pour la toute première fois. Tous ceux qui en ont pris le savent, on se souvient de sa première expérience en détail. C’est un moment qui vous change pour toujours ».
« Tous les quatre, on a tourné une page de nos vies ce soir-là », a dit Rampling ; Oakenfold souligne quant à lui : « Avant Ibiza, je jouais du LL Cool J et Run DMC, mais quand on est revenus, je jouais de l’acid house et du Cyndi Lauper… Tout le monde disait ‘Mais qu’est ce que vous foutez?’ Mais quand l’ecstasy s’est répandu au Royaume-Uni, la popularité du Balearic beat a explosé avec lui. Il y avait 50 personnes à la première soirée au Shoom. 12 semaines plus tard, on avait 2 000 personnes qui attendaient dans la rue, devant la porte », il ajoute.
Si ces histoires indiquent que le goût du public pour la musique électronique de club augmenterait sous influence, ça ne correspond pas pour autant à l’expérience de tout le monde.
Des artistes comme Moby, Rebekah ou Lucy, boss de Stroboscopic Artefacts, affirment être sobres depuis presque dix ans et leurs carrières s’en portent très bien. Dan Snaith a.k.a Caribou ne touche ni aux drogues ni à l’alcool. C’est une expérience mystique tout seul dans un club qui lui a donné envie de lancer son projet de DJ, Daphni. Le communiqué de son premier album Jiaolong lit d’ailleurs « J’ai été surpris par le nombre de moments transcendants que, sobre et la trentaine bien entamée, j’ai pu rencontrer en club ces dernières années, que ce soit comme client ou comme DJ. Contre toute attente, j’y trouve encore de la magie. »
L'universitaire Docteur Beate Peter étudie ‘The Psychology of Raving’ « la psychologie de la rave ». En s'inspirant de l'« inconscient collectif » de l’humanité, un concept avancé par le célèbre psychiatre suisse Carl Jung qu’elle définit comme un domaine de la conscience qui comprend « l’information partagée par tous les humains » à la base de l’humanité, la théorie de Dr Peter est que se trouver sur le dancefloor est une manière de faire une expérience totale de notre psyché. Elle pense que les sentiments de magie, d’unité, dérivent d’une connection spirituelle collective et des personnes qui se libèrent de la conscience du Moi.
Elle explique que les drogues et leurs capacités désinhibantes – qui libèrent les usagers de leur gêne habituelle – peuvent faciliter cette connexion, mais elles ne sont pas pour autant nécessaires; c’est bien l’atmosphère insaisissable, la “vibe” d’un club qui en est l’incubateur premier. « [L’atmosphère] est quelque chose de fascinant pour beaucoup de chercheurs. Elle est impossible à définir – nous n’y sommes pas encore parvenus », elle dit. « Vous pouvez aller dans un club, et en moins de 5 secondes vous pouvez dire si ce sera une bonne soirée ou pas ».
DJ résidente chez Reprezent Radio (et collègue chez Mixmag), Sherelle Thomas n’a jamais pris de drogue. Elle explique : « Pour moi, la rave est une expérience euphorique. En particulier quand un bon DJ passe bombe après bombe. Je cherche juste une bonne énergie et un bon public pour m’entourer ». Une fois derrière les platines et aux rênes du dancefloor, elle arrête même de boire. « C’est une expérience magnifique de pouvoir regarder les gens danser sur ce que tu fais et pouvoir se souvenir de chaque seconde ». Alison Wonderland adopte une approche similaire. Elle a d’ailleurs twitté l’an passé: « Je n’ai jamais pris de drogues en jouant. Je ne jette de pierre à personne, mais personnellement je suis assez enivrée par l’expérience en jouant sobre ».
Une fan, qui souhaite conserver l’anonymat, m’a confié que si elle trouve l’usage de drogues amusant sur le moment, elle a dû arrêter en raison de l’impact négatif sur son équilibre psychologique : « La redescente commence à prendre le pas sur le côté amusant de l’usage ».
Les drogues ont toujours été un complément de soirée pour elle et c’est la musique, sa priorité. « Quand je m’aventure pour une soirée avec des artistes que j’aime dans un club où je me sens bien, je suis toujours là pour la musique, et non pour me défoncer quelque part en ville, donc ça ne fait pas une grande différence dans ce cas », elle raconte. « Mais d’un point de vue social, si mes amis en prennent et que je m’abstiens, je me sens un peu mise à l’écart, mais ce n’est pas très grave – je suis la seule qui pourra sortir le lendemain sans me plaindre, donc c’est plutôt positif ! »
Ces expériences indiquent que les drogues peuvent optimiser l’expérience d’une soirée chez certains, mais elles sont loin d’être nécessaires à l’appréciation d’une soirée. De plus, l’étude internationale du “Global Drug Survey” de 2012 rapporte que si « 68.4 pour cent des personnes interrogées sont d’accord ou tout à fait d’accord avec l’énoncé ‘les drogues peuvent améliorer une bonne soirée’, 76.2% disent qu’ils n’ont pas besoin de drogues pour passer une bonne soirée ». Un point que la tendance des raves sobres a tendance à confirmer, avec des événements comme RAVECLEAN, Morning Gloryville et Buddhafield festival.
Peut-être que ce type de divertissement penche vers le ‘fun organisé’, mais on peut voir pourquoi certaines soirées voudraient faire un pas dans cette direction. Si les drogues apportent de bons moments au milieu de la nuit, elles peuvent devenir un fléau. En 2015, Seth Troxler nommait la kétamine « l’héroïne de notre époque », critiquant ses effets sur le dancefloor. Dr Beate Peter appelle également la kétamine « la fin de la culture dancefloor » : à doses trop élevées, elle rend les gens incapables de danser.
Le professor Adam Winstock, créateur et directeur du projet Global Drugs Survey, reconnaît qu’il y a une base scientifique à l’effet des drogues sur l’appréciation de la musique électronique. « Des substances comme la MDMA et les hallucinogènes altèrent votre perception de la musique », il affirme, ajoutant « c’est assez courant sur les grands morceaux de club, et même dans la manière qu’un DJ va jouer et faire évoluer son set, la structure suit une montée et de descente, comme les effets de crescendo du rush qu’elles procurent. De toute évidence les gens créent cette musique pour répliquer l’expérience de la drogue. »
Cela-dit, il affirme : « Je pense que l’idée qu’il faut prendre des drogues pour s’amuser est fausse. Et c’est une extrapolation injuste que de penser que tous ceux qui vont en club prennent des drogues. » Il fait référence au sondage de 2012 qui indique que « seuls 45,1% des personnes interrogées pensent que les drogues peuvent améliorer une mauvaise soirée », « de bonnes drogues peuvent catalyser les effets d’une bonne soirée, mais elles ne transformeront pas une mauvaise soirée en bonne soirée ».
Quand les gens commencent à utiliser des drogues dans une position de dépendance, soit comme béquille plutôt qu’une indulgence occasionnelle, les choses vont rarement dans le bon sens. Bon nombre de DJs internationaux ont souffert de problèmes psychologiques aggravés par l’usage de drogues. Benga s’est retiré de la scène en 2015 après avoir été interné pour trouble bipolaire et schizophrénie. « J’ai tout perdu en l’espace de quatre mois », il confiait au Guardian, en racontant que sa dépression nerveuse avait été « causée par les drogues ». Pour Louisahhh, il a fallu une intervention vitale de sa famille pour la tirer de l’addiction en 2006. « C’était la meilleure chose qui me soit jamais arrivée – un moment crucial de ma vie, parce que que ça m’a donné une chance de me battre », elle nous racontait, en conseillant aux gens : « Apprenez à prendre soin de vous tout en vous amusant ».
Le professeur Adam Winstock partage des pensées similaires – selon lui, prendre ses précautions est essentiel. Les résultats du Global Drugs Survey de 2017 sont clairs : « Dans la plupart des cas, les dommages liés aux drogues sont davantage liés aux comportements individuels qu’aux substances elles-mêmes ». Mais elles sont dangereuses et elles ne sont pas essentielles pour passer un bon moment.
« Le défi auquel je me vois confronté en ce moment, c’est comment expliquer aux gens comment utiliser des drogues sans les ennuyer. C’est très difficile pour un psychiatre dans la force de l’âge de dire à une personne de 19 ans ‘vraiment, pour passer la meilleure soirée possible, reste raisonnable’ », déplore le Professeur Winstock. « Ce n’est pas moi qui le dit, mais les quelques 100 000 usagers d’ecstasy qui ont répondu à nos questions ces cinq dernières années ! »
Patrick Hinton est rédacteur à Mixmag, suivez le sur Twitter.
Cet article est initialement paru sur mixmag.net. Adapté de l'Anglais par @MarieDapoigny.