La renaissance du champignon magique
L’histoire de la psilocybine et les raisons de son renouveau culturel et médical
L’épidémie mondiale de 2020 a mis à nu une bonne partie des divisions qui parcourent notre monde. En comparaison, la Mesure de Scrutin 109 votée en Oregon, qui a permis à l’état de devenir le premier aux Etats-Unis à légaliser la « manufacture, livraison et l’administration » de la psilocybine, le composant actif du champignon magique, pourrait sembler anecdotique – tout particulièrement au regard de l’élection présidentielle américaine qui a eu lieu le même jour.
Et pourtant, elle prend potentiellement part au prologue d’un nouveau chapitre dans la compréhension humaine de la conscience et d’une approche holistique de la santé, aux niveaux individuel et sociétal. Que cela se confirme ou pas, l’événement marque une année forte pour la psilocybine, qui a pénétré le débat et la conscience du public, tout en étant consommée grâce aux cultures domestiques, aux kits de micro-dosing, et aux fioles de liquide distillant sa force psychédélique dans du rum brun et des barres chocolatées. Une barre de Kit-Kat encourageant même les consommateurs : « Take a break… from reality. »
Ce mouvement a pris de l’ampleur depuis plusieurs années. On a vu passer des articles sur les mamans qui micro-dosent dans le quotidien national anglais The Guardian ; l’ouvrage de Michael Pollen sorti en 2018 et devenu un des best-sellers célébrés par le New York Times, How To change Your Mind : What the New Science of Psychedelics Teaches Us About Consciousness, Dying, Addiction, Dépression, and Transcendance, a exposé au public le rôle des psychédéliques, comme thérapies alternatives et comme futur outil pharmaceutique. L’exposition Mushrooms: The Art, Design And Future Of Fungi organisée à la Somerset House de Londres cette année a fait la part belle aux variétés psychédéliques du champignon, et s’est associée avec la marque de mode australienne Perks and Mini et son branding ‘Psy Life’.
Il y a aussi le mycologue et auteur américain Paul Stamets, la star du documentaire Fantastic Fungi, que le roi du podcast Joe Rogan a élu un de ses invités les plus demandés du moment lorsqu’il a participé à son émission pour la première fois en 2017. Sa biographie raconte dit qu’il aurait pris son premier champignon magique adolescent, au sommet d’un arbre pendant une tempête – une expérience qui aurait guérit son bégaiement instantanément. Il est devenu un hérault des vertus médicinales et propriétés des champignons de toutes variétés, et de l’engrais à champignon BeeFriendly™, qui entend apporter une solution à la disparition des abeilles. Son Stamets’ Stack, quant à lui, défendu dans une autre intervention de 2017, est un mélange nootropique de psilocybine, Lion’s Mane, et de niacine. Une substance qui selon lui améliore la neuroplasticité du cerveau grâce à la neurogenèse. Convaincu qu’elle peut améliorer de nombreuses conditions comme Alzheimer ou le perte auditive, il défend un usage de la psilocybine comme complément alimentaire.
Il est un des défenseurs de l’hypothèse dite du « Stoned Ape » (le « primate défoncé »), une théorie selon laquelle le dédoublement spectaculaire des capacités du cerveau datée d’il y a 200 000 ans, et le pic d’intelligence qui l’a accompagnée, a été provoquée par la consommation de champignons magiques par nos ancêtres. Vérifiée ou non, cette thèse illustre en tout cas l’enthousiasme qui sous-tend ce que beaucoup perçoivent comme une relation symbiotique et ancestrale de l’humanité avec les psychédéliques. Ce concept a été lancé dans l’ouvrage Food Of The Gods, publié en 1992 par Terence McKenna. Les nombreuses conférences de cet ethnobotaniste américain renommé, psychonaute assumé et auteur, toujours données d’un ton enjoué et hypnotique prompt à nous faire accepter les thèses les plus folles, ont probablement beaucoup aidé à populariser l’histoire et le potentiel de la psilocybine pour l’évolution personnelle et sociale.
En dépit de cela, les champignons qui contiennent de la psylocibine sont toujours illégaux dans la plupart des pays d’Europe et des états américains, sauf à Denver, Colorado où ils ont été décriminalisés et plus récemment à Oakland et Santa Cruz, en Californie. Avant 2005, il était légal de vendre des champignons magiques frais au Royaume-Uni : des magasins ayant pignon sur rue vendaient régulièrement aux adolescents curieux le sésame vers un rite de passage qui a perduré depuis sa première apparition vérifiée par la science il y a 10 000 ans en Afrique sub-saharienne, jusqu’aux banlieues anglaises du XXIe siècle : ce fameux premier trip formateur sous champignon.
Mais entretemps, le Drug Act 2005 activé par le gouvernement travailliste de Tony Blair, a rendu cette pratique illégale en classifiant ces champignons comme drogue de Catégorie A (regroupant les substances les plus dangereuses comme l’héroïne ou la cocaïne). Londres justifie à l’époque cette décision dans un communiqué pointant du doigt les champignons magiques comme un hallucinogène puissant qui « peut faire de vrais dégâts chez les gens, en particulier les personnes vulnérables et celles qui ont des problèmes de santé mentale ».
Et pourtant, ce sont aujourd’hui ces mêmes maladies mentales, au premier rang la dépression, l’addiction et le syndrome de stress post-traumatique, pour lesquelles la psylocibine est actuellement testée comme remède par la communauté scientifique, aux USA et au Royaume-Uni. La prestigieuse université londonienne King’s College a lancé une campagne de recrutement cet été pour tester « La sûreté et l’efficacité de la Psilocybine pour les Participants diagnostiqués de Dépression Résistante aux Traitements (P-TRD) ». Une autre université londonienne de renommée mondiale, Imperial College, a lancé des tests similaires. L’université américaine John Hopkins, qui a réactivé les tests approuvés par l’état de la psilocybine en 2000, a aussi ouvert un centre de recherché dédié, le Center for Psychedelic and Consciousness Research l’an passé, avec deux programmes de pointe mettant à l’essai la psilocybine dans le traitement de l’addiction aux opiacés et du stress post-traumatique.
Comme en fait état l’ouvrage de Pollen cité plus haut, les effets durables et immédiats des psychédéliques sur des comportements installés sont connus depuis longtemps. Ce qui se passe aujourd’hui s’ancre dans les recherches scientifiques menées dans les années 50 et 60 avant que l’hystérie collective autour du LSD et d’autres psychédéliques mettent fin à son usage comme outil thérapeutique, lancé par des pionniers comme Stanislav Grof.
Les premiers essais britanniques publiés dans la revue scientifique Nature ont montré des résultats remarquables pour la dépression résistante aux autres formes de traitement – des patients toujours déprimés après avoir essayé au moins deux antidépresseurs traditionnels : la psilocybine aurait l’effet de remettre les compteurs du cerveau à zéro. Pour le docteur Robin Carhart-Harris, chef du Imperial Centre for Psychedelic Research, « ce centre représente un instant décisif pour la science des psychédéliques ; c’est un symbole de sa reconnaissance publique. Les psychédéliques sont partis pour avoir un impact majeur sur les neurosciences et la psychiatrie dans les années à venir. »
« La Grande-Bretagne est un leader mondial dans la recherche sur les usages de la psilocybine », explique le Professeur David Nutt, qui travaille également pour l’Impérial College. Il ajoute qu’elle est également testée pour le traitement des Troubles Obsessionnels Compulsifs et de l’anorexie. Son renvoi du poste de conseiller au gouvernement en 2009 avait fait date : il avait alors publié une analyse décisionnelle multicritères sur les dangers des drogues, déclarant le LSD et l’ecstasy moins dangereux que l’alcool et le tabac. Il avait déjà froissé quelques plumes en désignant l’équitation comme statistiquement plus dangereuse que de prendre de la MDMA. Les champignons magiques, conclut son étude, étaient la moins dangereuse de toutes les drogues étudiées.
Son argument, hier comme aujourd’hui, est que la lutte anti-drogue s’appuie sur des politiques malavisées plutôt que sur une approche rationnelle et scientifique. L’illégalité de la psilocybine, en dépit de son caractère inoffensif mis en avant par les études récentes, fait qu’elle est coûteuse et difficile à obtenir – et la mauvaise nouvelle est qu’il ne voit pas vraiment d’évolution à l’horizon avec les gouvernements actuels. Il reste optimiste cela-dit, sur l’apparition de traitements autorisés d’ici 5 ans.
L’absurdité, pour ceux qui attendent désespérément le feu vert gouvernemental, est que beaucoup se lancent dans des essais individuels dans le monde entier, comme c’est le cas depuis plusieurs milliers d’années, et les résultats anecdotiques sont déjà là – les champignons magiques sont la porte vers un autre monde, métaphoriquement et, selon beaucoup d’usagers, littéralement.
Une partie de cette renaissance repose sur des dosages différents adaptés à des usages particuliers. La mère de famille qui va chercher ses enfants à l’école, le raver, et le psychonaute expérimenté qui se prépare pour une soirée de visions introspectives et de révélations personnelle auront tous consommé de la psylocybine, mais leur intention de départ et leur expérience sont drastiquement différentes.
La DJ Eris Drew s’est récemment prononcée sur son usage des champignons magiques, dans le cadre du club et en dehors, en trottant des conseils sur la manière d’activer l’effet visuel des champignons et en chroniquant avec détails ses prises personnelles comme « un outil de transcendance, de connection et de création » dans un article pour Never Apart. « Ils sont bels et bien de retour sur la scène [électronique] et les gens en prennent, qu’ils soient artistes ou danseurs » elle nous raconte au téléphone.
Pour certains, ils sont devenus une alternative à ce que l’artiste nomme les « drogues blanches », tout en étant parfois consommés en même temps. S’ils créent un sentiment de chaleur et d’ouverture au monde lorsque consommés en doses d’environ 1 gramme, les champignons ne sont pas toxiques – a contrario d’autres substances potentiellement coupées comme la cocaïne. Si des doses plus fortes peuvent potentiellement créer des cas de détresse psychologique, Eris Drew note que le Zendo Project de Burning Man, qui s’intitule lui-même les « Premiers Secours Psychologiques en Festivals » offre des ressources excellentes en la matière et des formations au profit des organisateurs.
Le micro-dosage, pratique qui consiste à prendre de petites doses de champignons magiques, généralement un dixième de la dose nécessaire pour un trip normal, soit environ 0.3g, a connu un regain de popularité pendant le confinement, et a déjà été couvert par tous les grands groupes de presse ces dernières années. Même le tabloïd conservateur anglais le Daily Mail lui a offert une couverture positive. Populaire dans la Silicon Valley, où Pollen dit qu’il a pénétré les pratiques en même temps que le LSD, l’idée est de titiller nos perceptions – ce qui mènerait à une amélioration de l’humeur, de la concentration et de la créativité sans interférer avec la vie de tous les jours.
Le producteur, remixer et designer Leo Zero, qu approche la cinquantaine, a souffert de ce qu’il décrit comme un “petit break-down’ en 2002, traversant une phase de dépression qu’il a réussi à dépasser en adoptant le fitness et les ouvrages de développement personnel, après avoir rejeté les antidépresseurs. Cette expérience a fait de lui un « chercheur » selon ses propres termes, et la méditation et sa quête de spiritualité l’a peu à peu conduit à utiliser plusieurs plantes médicinales,
« Je peux être très technique avec le microdosage », assure-t-il en décrivant son propre usage des champignons avant d’aller dans son studio, souvent tôt le matin. « Tu arrêtes de penser, tu es dans l’action. Tu entres dans un état d’esprit hyper précis. » Si cette pratique lui permet de se perdre dans le processus créatif, il dit qu’elle lui a aussi permis d’essuyer ses doutes et ses problèmes de confiance en lui. « La production musicale est un jeu de confiance. Se torturer les tripes en réfléchissant à la réaction des gens est une vraie perte d’énergie. Le cadeau ultime est de pouvoir utiliser cette énergie pour sa créativité. »
Une nouvelle étude publiée dans le British Journal of Psychology rapporte que l’anxiété et la dépression ont explosé depuis le crash financier de 2008, une tendance renforcée par les événements de 2020. Le micro-dosage semble être devenu une forme d’auto-médication à l’ère du ‘wellness’, grâce à son origine naturelle et non addictive, au contraire de nombreuses drogues légales et illégales et des médicaments disponibles sur prescription médicale.
« Ça m’a aidé à rester plus calme, moins anxieux en traversant le confinement drastique qu’on a eu », explique un DJ basé à Ibiza, qui a souhaité rester anonyme. Il ajoute que ça l’a aussi aidé à réduire sa consommation d’autres drogues. Un autre nous confie : « Je suis une personne qui vit essentiellement dans sa tête – éternellement pris dans des spirales de pensées négatives – et quand j’ai commencé à prendre des petites doses régulières de champignons magiques, j’ai soudainement commencé à appréhender le monde extérieur, et c’était un sentiment génial. »
Etant donné ses immenses vagues de retours positifs dans la presse, le succès du micro dosage a l’air de continuer à s’amplifier. Mais la science est là, comme toujours, avec un avertissement : « à l’heure actuelle, il n’y a aucune preuve que ce soit plus qu’un effet placebo », dit le Professeur Nutt, ajoutant que la statut illégal de la substance fait que les recherches rigoureuses d’ampleur sur le sujet sont encore impossibles.
Beaucoup s’aventurent, souvent en complément du micro-dosage, sur le royaume exploré par la science : un trip compréhensif sous champignon avec une ambition d’exploration intérieure. D’autres vont même plus loin avec ce que McKenna appelle une « dose de champion », cinq grammes de champignons séchés ou plus.
En 2016, John MacClean, affilié à la DFA, était au sommet de sa carrière. Sobre et dans un processus de guérison à 12 étapes, qu’il décrit comme salvateur après s’être battu avec une addiction à l’héroïne qui avait duré jusqu’à la trentaine. De l’extérieur, il avait tout et faisait « tout ce qu’il fallait », y compris des cours de yoga et la pratique de la méditation. Pourtant, il ne pouvait se débarrasser d’un sentiment dépressif constant qui lui faisait se dire « si c’est tout ce que la vie a en réserve pour moi pour le restant de mes jours, je n’ai pas vraiment envie de continuer à vivre. »
Il prend alors part à une cérémonie d’ayahuasca au Pérou après avoir joué au Mexique : l’expérience chamboule tout ce qu’il avait appris sur le fonctionnement de l’addiction et lui permet de toucher aux racines de son mal-être et de son usage en communicant avec quelque chose qui lui explique qu’il pouvait arrêter son addiction s’il croyait vraiment qu’il avait en lui le pouvoir d’arrêter. « Cette semaine-là, ma vie a changé pour de bon. »
Chez lui, il a organisé une cérémonie aux champignons qui remplit la même fonction. Allongé avec un masque sur les yeux et en écoutant de l’ambiant pour réduire les stimuli extérieurs au strict minimum. « Non seulement elle n’est plus là », il raconte de la dépression qu’il pensait ferait toujours partie de sa vie, « je n’ai plus aucun comportement addictif comme avant. » Il dit que sa créativité s’est aussi démultipliée.
« Ils réveillent nos propres facultés thérapeutiques », acquiesce Nightwave, alias Maya Medvesek, qui avoue son intention de se diriger vers ce type d’expériences. Elle dit que l’utilisation à hautes doses de champignon lui a permis de réveiller sa spiritualité, d’élargir le champs de sa pratique du Bouddhisme et l’a aidée avec les écueils de la vie de DJ et de la vie en général, « anxiété, dépression, deuil, le quotidien, quoi », elle rit.
« Les gens ont souvent une expérience traumatisante pendant la vingtaine, puis se détournent des psychédéliques » pense John de l’aversion de certains pour la psilocybine au profit d’autres drogues. Mais l’expérience, il explique, est tout à fait différente avec « une manière de la maîtriser ou de la contextualiser ». Il consulte un psychologue expérimenté dans l’intégration des expériences psychédéliques et de leurs processus. Celui-ci implique généralement des pauses de plusieurs mois entre chaque trip, il insiste. « L’intégration, c’est trouver la manière de donner une réalité à ces révélations dans sa vie », explique Charlotte, cadre dans l’audiovisuel et professeure de yoga.
Au delà des expériences individuelles, la résurgence des champignons magiques offre peut-être l’opportunité de réformes sociales plus importantes. Akua Ofosuhene, une couturière de 50 ans, a donné une conférence l’an passé à la Breaking Convention, une conférence annuelle sur le psychédélisme à Greenwich, au Sud de Londres, intitulée « Les psychédéliques peuvent-ils faire évoluer l’ordre du monde raciste ? »
Née au Royaume-Uni, elle a déménagé, enceinte, au Ghana, et n’est revenue qu’il y a six ans lorsque sa mère est tombée malade. Son fils s’est retrouvé impliqué dans l trafic de drogues et les champignons magiques, en micro-dosage et en quantités plus importantes l’ont aidée à négocier ce tournant. « En prenant une grosse dose, on peut entrer dans trip avec une question en tête », elle nous raconte, expliquant qu’il lui fallait quelque chose qui lui apporte des réponses plus rapides que la thérapie. « On pense avoir la réponse, mais on ne sait pas ce qu’il faut d’abord soigner en soi pour y arriver. C’est comme ça que fonctionne le mycelium, il stimule plein d’autres savoirs annexes. »
Elle voit une lignée toute tracée entre l’héritage du racisme européen au formes primitives de domination de classes et de genre, niant le mythe que la méfiance de l’autres (la xénophobie) est innée en montrant l’ouverture des tribus indigènes qui accueillent les étrangers. « Si vous ne pouvez pas effacer cette division intérieure, je pense que tout le reste relève de l’affectation – il faut que quelqu’un d’autre fasse le travail, quelqu’un d’autre qui fasse en sorte que les choses soient bien agencées pour vous. Si vous commencez à faire les choses vous-mêmes, vous vous libérez pour trouver plus de solutions. »
Akua nous invite également à découvrir Kilindi Iyi, qui défend l’usage de fortes doses de champignons : à partir de 20 grammes. Tragiquement emporté par le COVIID en avril 2020, Kilindi Iyi a apporté un savoir et une perspective afrocentriste à l’univers des conférences sur le psychédélisme.Instructeur en chef et conseiller technique de l’Institut Tamerrian des Arts Martiaux dans son Détroit natal, où il enseigne les arts du combats africains ancestraux et contemporains, qu’il pense pourvus de leur propre héritage psychédélique. Ses conférences charismatiques ont laissé derrière lui un patrimoine de savoir qui s’étend dans l’histoire et dans hyperespace –explorant explicitement la « magie » des champignons avec un zèle et une expertise inspirants. Il était convaincu que nous avons entamé une nouvelle ère psychédélique, porté par l’espoir que « les champignons peuvent amener l’être humain vers une forme de saine maturité, laissant derrière nous l’immaturité des dernières 12 000 années. »
En 1992, en plus de son monologue eschatologique pour la ‘Re:Evolution’ de The Shamen, Terence Mckenna est venu à Londres pour donner une conférence à Camden Centre. « Ces substances psychédéliques provoquent une psychose hystérique chez les personnes qui n’en ont pas pris, comment est-il alors possible de les faire descendre de leur piédestal pour leur faire comprendre qu’elles sont sans danger et même bonnes pour nous ? » il explique, tournant en dérision le mouvement de peur qui a alimenté toute la propagande anti-psychédélique héritée des années 1960. « Eh bien, ce n’est pas facile. Elle ne va pas venir des strates supérieures de l’establishment, cette révolution de la pensée, elle va venir de la jeunesse, elle va venir des gens qui se tiennent en marge du système et qui peuvent voir ses contradictions. »
Et symbole du retranchement de l’establishment, en 2020 cette révolution englobe un mouvement qui comporte d’un côté des scientifiques à l’esprit empirique et matérialiste, et de l’autre des psychonautes et autres aventuriers cosmiques du pays des Elfes. Pourtant, ils disent tous la même chose : les champignons magiques aident à provoquer un changement radical et positif.
Les champignons font bien à nouveau partie de la culture des jeunes. Leo Zero nous recommande la lecture du fanzine psychédélique Weird Talk, dont les stickers ‘Stone Circle’ font référence au logo de Stone Island et possèdent leur propre show sur NTS. Eris Drew dit qu’elle voit des champignons sur les pochettes de vinyle pour la première fois depuis les années 1990.Mais comme le souligne l’ouvrage de Pollan, des personnes plus âgées adoptent également les psychédéliques : des gens qui ont fait tout ce que la société attendait d’eux et qui pourtant ressentent un certain vide existentiel.
« Nous vivons une époque de dualité et de système de pensée binaire qui est littéralement hors de contrôle », explique John sur la polarisation politique actuelle entre la gauche et la droite. « Les psychédéliques sont très bons pour aider les gens à sortir de systèmes de pensée binaires. En particulier la destruction classique de l’égo, qui permet d’avoir une expérience de première main du ‘je ne suis pas disctint des choses ou des êtres qui m’entourent’. »
Obtenir l’aval de la science est un aspect clef pour pouvoir toucher des personnes qui sans cela ne seraient pas touchées par ces bénéfices, mais Eris Drew pense que terre décontraction et cette décontextualisation de l’expérience psychédélique a ses limites. « L’expérience personnelle, subjective, porter ces choses aux communautés est extrêmement important. On ne peut pas simplement laisser tout ça aux gouvernement et aux profiteurs. » D’autres travaillent à la diffusion de cette cexpérience au delà de son champ traditionnel. Teresa, qui a travaillé en psychologie avant de se consacrer aux psychédéliques, décrit des programmes pour apporter une culture du bien-être dans le monde du travail – avec l’idée d’offrir des retraites à la psylocibine au Portugal, où les drogues sont décriminalisées. « Notre niche, ce sont les start-ups, donc elles sont déjà assez ouvertes. Cela ferait une grosse différence dans le monde, si les gens qui emploient une grosse masse salariale étaient capables de comprendre les choses différemment. Ça aurait un effet domino sur la société »
La mycologie toute entière connaît un regain de popularité, ouvrant la voie à celles et ceux qui souhaitent prendre les choses en main. « Je suis devenu fan du royaume des champignons, c’est devenu une obsession », explique un jardinier autodidacte qui fabrique du chocolat aux champignons. La prochaine étape pour lui : vendre des extraits de champignons légaux – listant au passage les propriétés thérapeutiques étonnantes des variétés Reishi, Lion’s Mane, Chaga et Cordycep pour l’être humain, en partie parce que les champignons ont davantage en commun avec les animaux qu’avec les plantes. Une stérilisation minutieuse, il dit, est la clef de la culture domestique : il conseille la méthode PF Tek comme la manière la plus simple de débuter la culture de n’importe quel champignon.
On dirait le début d’une nouvelle ère ; mais n’oublions pas que nous avons déjà été à ce stade. Dans le film Withnail et moi, Danny, le dealer aux yeux entouré de khôl noir grogne : « Ils vendent des perruques hippies à Prisunic, mec ». Cette comédie noire britannique suit les aventures de deux jeunes marginaux qui essaient de rentrer dans le rang : son cadre est la fin des sixties et la fin de l’innocence de la première génération psychédélique – le symbole de la rébellion alimentée au LSD et ses crinières flamboyantes, immortalisée par le ’Summer Of Love’ de 1967 à San Francisco, récupéré et mass-marketé par le capitalisme.
Le film est sorti en 1987 ; à peine une année plus tard, la vague du ’Second Summer Of Love’ déferle sur le Royaume-Uni. L’acid house a été portée par l’ecstasy, mais les échos de la révolution psychédélique étaient toujours là… la voix du défenseur du LSD Timothy Leary traversant les âges grâce aux sampling sur des titres phares comme Eøn’s ‘Light Color Sound’ and Psychic TV‘s ‘Tune In (Turn On The Acid House)’.. Le smiley des années 60 renaît comme symbole du positivisme de la génération ‘E’, mais devient aussi bientôt l’emblème de la commercialisation de l’acid house. L’ère du DJ superstar viendra jeter les bases de l’abus et des inégalités de la scène électronique pre-COVID.
Certains, à l’exemple du Times, ont surnommé 2020 le troisième Summer of Love, alors que les psychédéliques ont pénétré les soirées illégales sur fond de profonds troubles sociaux et politiques. Mais le coronavirus ajoute un élément unique et conflictuel. Au lieu de se regrouper dans un abandon commun, la plupart se retrouvent à la maison, à entreprendre une révolution aussi isolée qu’introspective. En ces termes, elle a l’air d’autant plus apte à emprunter le langage de notre époque, qui identifie cette tendance comme le troisième essai de la société occidentale à une évolution sous assistance psychédélique. Est-elle prête, cette fois, à s’éveiller et savourer le champignon ?
Joe Robert est DJ, producteur, journaliste et contributeur régulier à Mixmag. Suivez-le sur Twitter.
Initialement paru sur mixmag.net.