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Un DJ raconte ses souvenirs d’after à Ibiza

Indice : ne demandez surtout pas l’heure qu’il est

  • Texte : Le DJ Masqué | Traduction : M.-C. Dapoigny | ILLUSTRATION: ALEX JENKINS
  • 23 June 2017

'The Secret DJ' est série de blogs rédigés par notre artiste invité qui, sous couvert d'anonymat, nous fait part des expériences de la vie de DJ.

En dépit du dédale infernal que sont les couloirs de feu le Space Ibiza (RIP), quitter l’endroit est un peu comme sortir du bureau. On pousse l’énorme porte coupe-feu et un éclair de lumière brutal et une vague de chaleur intense te rappellent l’heure avancée de la journée et le retour de la canicule. Tu sais que tu devrais rentrer à l’hôtel. Tu en as envie.

Mais non.

Trop de fois, tu as essayé, en vain. Ce n’est pas juste l’euphorie de la performance ; ton horloge interne a fait un backflip. L’avion est dans quelques heures. Mieux vaut continuer plutôt que de faire les cent pas dans sa chambre. On trouve toujours un coin pour poser sa valise. L’organisateur nous emmène dans un trou morose qui ressemble étrangement à un bordel. Vraie plateforme tournante des nuits européennes depuis de nombreuses années, sous ses paillettes, Ibiza cache mal ses bas-fonds un peu louches.

On se fraye un chemin parmi les ‘filles’ fatiguées au regard las. Un signe de tête aux deux anciens locaux assis sur des tabourets et on ressort sur une terrasse ornée de homards en plastique et de filets de pêche, faux palmiers et rotin - et environ deux cents vétérans de la nuit précédente aux yeux de panda. Le buzz est palpable. Ça fait du bien, de parler à des gens après plusieurs heures d’isolement dans le DJ booth. La foule t'acclame, mais parfois c’est mieux quand une vraie personne te remercie ensuite - plus réel. Ce n’est pas vraiment toi qu’ils applaudissaient plus tôt, de toute façon. C’était la musique, la soirée. Si tu penses que c’est toi, eh bien, tu perds la boule. C’est cool de rencontrer les gens de la nuit passée. D’une certaine manière, tu étais l’un d’eux, mais hors de portée. Le mec dans sa bulle. Des visages marqués et autres lunatiques au sourire figé viennent te voir. Et si quelqu’un a passé une mauvaise soirée, c’est de ta faute aussi. Facile de perdre le sens des réalités dans ces moments là. De croire à la hype qui t’entoure. Je suis très fort pour ça.

Puis l’euphorie retombe et la fatigue se fait sentir. À ce point, il est vraiment trop tard pour rentrer à l’hôtel et prétendre à plus de deux heures d’un sommeil de mauvaise qualité ou une séance de masturbation solitaire. C’est alors que tu commences à te dire ‘Eh puis merde’ et prend un petit quelque chose « juste pour éviter le crash. » On a tous nos excuses de prédilection. Reste éveillé pendant 22 heures à voyager et travailler et viens me donner des leçons de fatigue. Les mauvaises décisions deviennent inévitables. Alors que les drogues se mêlent à l’épuisement dans le Las Vegas de tes entrailles, tout prend son sens. Tout le monde n’a plus l’air étrange et tu te souviens : c’est ton univers.

« Comment tu t’appelles? Qu’est ce que t’as pris? D’où tu viens? »… C’est la litanie des heures après les heures, la fausse économie de l’amitié-de-la-bouteille. On y a cru pendant un moment, dans les années 80. Et ça m’arrive encore, dans ces moments-là. Un drôle de sentiment de triomphe plane dans l’air : on a gagné. Le monde se réveille à peine, et on est encore là. Nous voilà les rois du monde, à ce moment précis. Des abrutis recouverts de paillettes qui postillonnent des inepties dorées. Quand je suis sobre, ces trucs me font me sentir vieux. Aussi inutile qu’un annuaire à l’ère de Google ; triste comme un arbre de Noël desséché au coin d’une rue en février. Et là, mes propres pensées me font rire. On fait des jeux de mots maladroits dans des langues approximatives. Beaucoup de rires. Toujours. Si jamais il y avait un moment où l'association du volume, de l’incohérence générale et de la fatigue veut dire que plus personne ne communique du tout, c’est celui-ci. L’ironie, c’est que tout le monde pense qu’il y a du sens, une profondeur dans tout ça. Il n’y en a aucune, juste des gens qui zonent, cancanent et radotent jusqu’à plus soif. C’est mon univers. Et je l’aime.

Tu décides alors de passer quelques titres, juste pour te tenir éveillé. Une fois derrière les platines, tout le monde te retient et te tire de tous les côtés. Tous parlent une langue étrangère, en particulier ceux de ton pays. C’est l’heure à laquelle tous ceux qui peuvent se permettre de rater leur avion vont pouvoir savourer cette décision avec jubilation. C’est la Suisse dans la guerre du bon sens : ce moment neutre où tu tires le rideau et t’en vas… ou restes et continues ton chemin titubant vers l’inconnu avec les gens que tu viens de rencontrer. Tu arrives à chanceler d'une manière ou d'une autre vers la salle de bain de l’Enfer. Pour faire face à une mini-révélation. C’est bien ce dont il s’agit en fait, non ? Un choix binaire sur ton identité. Es-tu l’acteur, ou celui dont on se joue ? Fais-tu partie des zombies de propagande Instagram avec leur sourire creux, ou participes-tu à la réalité humaine ? Je suis seul, bourré de tiraillements métaphysiques et entouré d’une assemblée de personnages extrêmes venus du monde entier. Comme à la maison.

Puis je commets la plus grosse bourde de ces dernières 24 heures. Je demande l’heure à quelqu’un.

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