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Culture

La musique électronique va-t-elle enfin retrouver son sens de l'humour ?

Les artistes se servent du rire pour combattre la monotonie

  • Jack Needham
  • 29 July 2019

Pour tout ce qu’elle a aujourd’hui de snob et de prétentieux, en Europe la musique électronique underground est bien née pourvue d’un sens de l’humour et d’autodérision pleinement assumé. Celles et ceux que les tubes de The Prodigy ont envoyé·e·s dans la stratosphère avec un gros smiley alors que The KLF se foutait déjà des absurdités de l’industrie musicale à grand renfort d’acid house s’en souviennent.

Et n’oublions pas le ‘It’s Like a Dream’ de Dry & Roasted issu de la série Illegal Rave mixtape, qui nous a livré un flot de UK hardcore plein de thèmes olympiques et de samples de Madonna. Comme l’a montré Ian McQuaid dans ses ‘TV Themes In The Rave’, il fût une époque – les années 90, plus précisément – où le son rave anglais se foutait de tout, des chansons d’enfants de cœur (X Project - Walking in the Air’) à la B.O. du soap anglais Emmerdale (Hardcore Rhythm Team - ‘Ragga Clash’).

Et pourtant, cette essence résolument humoristique s’est progressivement perdue, quelque part entre une forêt de superclubs, de wannabe clients du Berghain, d’espaces VIP et de bars à bouteille. Fort heureusement, la musique électronique envoie actuellement des signes d’un retour aux jours heureux de la connerie.

Qu’on l’aime ou non, qu’il soit ironique ou pas, le ‘banger trance’ a bel et bien fait une apparition remarquée dans les sets des DJs internationaux comme Space Dimension Controller et Denis Sulta. Et on s’avancerait même jusqu’à dire que ces mêmes personnes qui dansent aujourd’hui (et elles ont bien raison) sur Young Marco en train de jouer ‘Last Christmas’ en plein été s’excitaient il y a quelques années de cela sur Grimes, quand elle a osé (?!) passé un titre de Mariah Carey pendant sa Boiler Room. Mais pourquoi embrasse-t-on volontiers l’absurdité en 2019 ?

« La musique d’aujourd’hui semble étrange parce que le monde lui-même est en train de devenir étrange, et ce monde qui ne cesse d’évoluer devient de plus en plus alien », pense Chin Stroke Records, le collectif de DJ Detweiler et DJ Dadmagnet, artistes qui s’affairent à déconstruire le status quo de la musique électronique depuis leurs débuts en 2013.

C’est ainsi qu’ils ont donné à Miley Cyrus, Pendulum et l’intouchable (ou presque) ‘Chariots of Fire’ de Vangelis leur traitement spécial à la flûte de pan pour leur série de remix ‘Flute Drop’. Et qu’ils sont allés construire un détecteur de tempêtes de sable dans le désert du Gobi alimenté par l’indécrottable ‘Sandstorm’ de Darude. Ne les croyez pas pour autant sans profondeur. « De quoi cette musique est-elle la bande-son ? », ils disent. « La réponse n’est pas dans les memes - ce sont les contrats zero heures, les guerres par procuration, la simulation, c’est la gauche qui marche sur le SDF pour aller boire des pintes de Brewdog au PMU du coin ».

Pour leur projet de 2018 The Eminem Paradox, DJ Detweiler et DJ Dadmagnet ont repensé le concept du format musical, en sortant le titre comme un livre illustré sans musique audible. « On a reçu de violentes réactions sur les forums, de gens qui réfutaient notre postulat que la musique pouvait être plus que de l’audio », ils expliquent, acerbes, en pensant à la réception de l’EP. « Il faut garder à l’esprit que les dinosaures réactionnaires se cachent encore partout ».

« Qui arrive encore à décerner le vrai de la satire de nos jours ? », dit Avon Terror Corps, un groupe de 16 DJs, producteurs·rices et de fans de la culture sound system uni·e·s par « le jet brutalement digital qui s’échappe des vitres brisées de Castlemead ». Soit Bristol, pour clarifier.

Ils s’expriment d’une seule voix par email – « 50% du collectif Avon Terror Corps a soumis ses réponses de manière anonyme, 25% d’Avon Terror Corps pense que nous ne devrions pas parler à la presse, 25% d’Avon Terror Corps n’e s’est pas exprimé ».

Leur projet Avon is Dead sorti en 2018 reflète cette rencontre d’esprits éparses : un microcosme de 19 titres sans genres, que le collectif décrit comme autant de « visions médiévales du futur, breakcore, Westworld (le film original), industriel, la psychogéographie de Castlemead, l’héritage du shoegaze. »

« On était si seul·e, si triste et on se sentait tellement abandonné·e. Comme des oiseaux et des animaux, on cherche de la compagnie, à se sentir mutuellement accompagné·e, et aimé·e », lit la description cryptique du collectif. « C’est tellement chiant de se la jouer solo, et si on n’était pas capables de rire de nous-mêmes, aucun·e de nous ne pourrait s’entendre ».

Pour DJ Bus Replacement Service, reconnaissable à son masque de Kim Jong Un, faire rire les gens est une forme d’art. « C’est important pour moi d’arriver à trouver un équilibre entre le familier et l’insolite, ce qui est drôle et ce qui est sérieux », elle explique.

Elle mixe régulièrement des titres comme White Trash Christmas, du Green Velvet avec des passages du comédien Gilbert Gottfried lisant l’accord avec l’UE sur le Brexit, du rap de B-Boys sur la bouffe empoisonnée avec des classiques acid de Phuture. Et oui, son candidat favori à l’Eurovision 2019 était le ‘Hatrið Mun Sigra' (Hate will prevail) des Islandais indus et anarchistes BDSM, Hatari.

« Ma mission est de voir si je peux ajouter une petite couche autour pour faire avaler la pilule, pour pouvoir jouer des choses qui retournent le cerveau des gens », elle explique. « Sans les tracks techno, ces éléments barrés ne se tiendraient pas dans un set – c’est moitié carotte et bâton, moitié syndrome de Stockholm ».

De la même manière, rkss apporte un contexte nouveau à des titres entendus des centaines de fois. Sur DJ Tools: Illegal Material, une collection de remixes gratuits, le ‘Better Off Alone’ d’Alice Deejay devient une symphonie sous-pitchée, presque sans beat d’arpèges trance, et le ‘Heaven’ de DJ Sammy se retrouve réduit à son moment le plus euphorique.

« Il y a une ligne de démarcation pour une génération qui a grandi avec Daft Punk sur MTV quand la musique électronique était vraiment mainstream, avant que je puisse poser un pied en club ou même comprendre ce que l’espace d’un club pouvait être », elle explique, en tentant de définir l’approche personnelle derrière ses remixes. « Mais plutôt que de réduire [ces titres] à un péché mignon ou quelque chose d’ironique, je fais face aux émotions [qu’ils suscitent] d’entrée de jeu ».

Ces « émotions » se trouvent dans le réveil spirituel du remix d’Underworld - ‘Born Slippy’, ou des Vengaboys - ‘Up & Down’, dans la critique subtile du consumérisme et de la monotonie artistique des paroles – « Nous produisons en ce moment un nouveau titre unique intitulé ‘Up & Down’ », présente l’intro du titre, comme une proclamation ironique.

Selon elle, son projet s’est construit en réaction à ce qu’on désigne désormais sous le terme Spotifycore. Popularisé par le critique musical du New York Times Jon Caramanica, Spotifycore désigne la manière dont la plateforme de streaming « pousse les musiciens à créer de la musique monotone en grandes quantités pour atteindre le sommet des charts », comme le décrit le quotidien national anglais The Guardian.

« La ‘musique bête’ est une redynamisation des valeurs anti-establishment de la musique électronique », pense Royal Tweedy, grand adepte d’autodérision dont le nom s’inspire du méchant de Chicken Run. « C’est une attitude nonchalante face à ce qui est considéré comme acceptable dans la culture club, comme comment s’habiller ou à quel point faut-il se prendre au sérieux quand on danse dans une salle tout en fixant quelqu’un qui passe des morceaux ».

Nourrie par un amour de Cher, des pages Soundcloud à 5 followers – vous pensez qu’il était impossible d’améliorer ‘Glue’ de Bicep ? C’est que vous n’avez pas entendu le mashup d’Eminem ‘Without Me’ – ou des groupes Facebook privés comme OFF ME NUT et The Shit Music Group, ce courant de ‘musique bête’ comme le décrit Tweedy « a muté à partir des retombées post-Dekmantel », des line-ups répétitifs et « de la techno pointue des chineurs de disques ».

« On a bien vu une insurrection de la musique bête ces dernières années », pense Tweedy, et pour tout ce qu’on peut tenter de la disséquer, le succès de la bêtise pourrait tenir à quelque chose de très simple. « La question est », il se demande. « Est-ce que vous allez être celui ou celle qui boude en soirée en essayant de décortiquer le morceau en disant ‘C’est de la merde’, ou est-ce que vous allez passer un super moment en sautant au plafond ? »

Jack Needham est rédacteur freelance et contributeur régulier à Mixmag, suivez-le sur Twitter.

Initialement paru sur Mixmag.net. Adapté de l’Anglais par @MarieDapoigny.



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