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Nur Jaber, le pouvoir de la transe méditative

L'artiste libanaise explore l'effet introspectif de la techno

  • Marie Dapoigny
  • 2 December 2019

Cinq ans qu’elle arpente l’underground berlinois, et Nur Jaber – Nour de son vrai nom – a trouvé sa voix dans la techno. Une techno puissante et sensible, contrastée, aussi sombre que mélodieuse, à l’image de cette musicienne de formation sortie des bancs du prestigieux Berklee College of Music. Son enfance, elle l’a passée au Liban, initiée à la musique classique grâce aux cassettes de son père. Un pays qu’elle décide de quitter après la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah.

De son histoire fracturée, elle a reconstruit une vie équilibrée, guidée par la pratique de la méditation, remède à ses angoisses. Cette fébrilité toujours présente lui fera d’ailleurs rater notre premier rendez-vous téléphonique : « j’étais dans un état d’anxiété extrême, j’étais dans mon studio et je travaillais sur une nouvelle sortie, ça fait 6 mois que je planche dessus et ça m’a pris beaucoup d’énergie. J’étais à fond dedans, je n’ai même pas eu le temps de jeter un œil à mon téléphone. Ce n’était pas un bon jour. »

Sur scène, l’aura de la DJ est saisissante. Passée derrière les platines du Rex Club à l’occasion de la soirée Electronic Subculture, l’artiste, sobre et composée impose son rythme tout en douceur, avant de contrôler parfaitement une foule hypnotisée par ses beats lourds, rapides et sa maîtrise des mélodies. Alors que le public l’acclame une énième fois lors d'un build up magnétique, elle lève les yeux, rayonnante. Nur et Nour ne semblent faire plus qu’une, saisie dans un de ces moments qui donnent sens à la vie.

Calme et éloquente lors de notre échange, la DJ passée par les decks des fameuses soirées berlinoises STAUB défend sa vision d’une techno consciente et plurielle, au pouvoir introspectif. Désormais bien installée dans la capitale allemande, Nour s’est saisie de ses démons à bras le corps pour développer un projet artistique tout en finesse, entre bangers berghainesques frénétiques et ambient teinté d’IDM, avec une série de sorties signées sur son propre label OSF (On S’en Fout). Rencontre avec une voix affirmée de la scène techno underground actuelle.

Comment ton état émotionnel se transmet-il dans tes sets ?

Si je devais mixer maintenant, ce serait profond, intense, avec beaucoup de mots qui tournent autour de mon état actuel. Beaucoup de samples, divers artistes, des gens qui parlent, mais de manière positive. Je n’utiliserais rien d’agressif pour ce mois en tout cas, parce que je me sens beaucoup plus calme. Profond, intense et hypnotique.

Si je suis en colère par exemple, j’utilise des samples plus durs. Mais en y pensant, j’utilise beaucoup de cris et de samples inspirés du métal aussi. Mais c’est sûr que ce serait davantage tourné vers les émotions en ce moment.

Dans ta production ?

Je commencerais avec une ligne de synthé au piano, puis j’élaborerais à partir de là.

Comment les émotions négatives et positives se manifestent-elles dans ton travail ?

Généralement, lorsque je me sens submergée d’émotions négatives, de tristesse ou que j’ai rencontré quelqu’un qui m’a procuré des émotions contradictoires, dans certaines situations, c’est toujours un instinct immédiat que de prendre mon dictaphone ou de chantonner, c’est comme un instrument pour moi, même si ce n’est pas du chant professionnel. Mais l’émotion sort comme ça, brute, dans cet état particulier, ou alors j’utilise le piano. Ce sont mes deux vecteurs principaux pour l’expression de mes émotions négatives.

C’est plus difficile de répondre quant aux émotions positives, car le plus souvent quand je compose c’est que je ne me trouve pas dans un état d’esprit très positif.

Des exemples précis dans tes compositions récentes ?

Pour Mass Destruction par exemple, c’est comme si j’étais retombée en adolescence, très en colère, comme quand j’étais à Beyrouth et que je devais faire face à tout ce flot d’émotions, aux agressions du quotidien. C’était un exutoire, il avait beaucoup de cris, j’essayais de voir comment percevoir ces émotions à travers la musique. Par contraste, j’ai composé l’album A State Of Peace en étant très calme. C’est une autre facette de ma musique, plus ambient, classique et sereine.



Comment sera ton prochain set ?

Puissant, dur et intense.

Un sujet qui revient beaucoup en ce moment, la fameuse ‘DJ anxiety’ (l'anxiété du DJ) : quelles pressions inhérentes à la carrière d’artiste ressens-tu au quotidien ?

Une des principales sources de stress pour moi ces derniers mois a été de travailler sur cette sortie, ma première sur un label qui n’est pas le mien. Je n’ai jamais approché d’autres labels car je ne savais pas ce qui leur plairait et je ne voulais pas altérer mon style. Mais voilà, je travaille désormais pour ce label que j’adore et ça a été un processus, il faut que je termine LE track. C’est beaucoup de pression, j’essaie de m’imaginer assise à me dire “il faut que je crée le morceau maintenant” et ça ne fonctionne pas. C’est une de mes principales sources de stress en ce moment.

Une autre source de stress provient des grosses dates. J’ai toujours envie d’aller au delà de ce qui est attendu de moi, et de satisfaire les gens qui viennent me voir. Pour le set que j’ai fait au Berghain en juillet, j’avais l’impression que beaucoup de gens étaient venus me voir, mais je n’arrivais pas à me mettre dedans. Je me suis sentie très anxieuse, d’habitude j’ai le sentiment de m’ouvrir quand je suis calme, et ça se ressent dans le set. Mais quand je suis anxieuse, j’ai comme un blocage.

En troisième position il y a les trajets. J’ai commencé à me rendre compte que c’était possible, mais les trajets en avion, couplé au stress de penser aux dates et ce que tu veux accomplir, te drainent de ton énergie. Ça m’a beaucoup affectée.

J’ai lu l’article de Pete Tong et un autre de Courtesy à ce sujet. Quand j’ai évoqué le problème, mon agent m’avait fait passer son interview et m’a dit que Courtesy en parlait ouvertement, que ça m’intéresserait peut-être. À partir de là, j’ai fait quelques recherches, j’ai trouvé le site de Pete Tong, et j’ai pris conscience de la réalité du problème.

Quand est-ce que tu as commencé à méditer ?

J’ai commencé officiellement en 2014. Mais ce mois-ci, depuis que je suis rentrée de Colombie, j’ai ce calendrier sur mon frigo, et chaque jour je fais un exercice différent le matin. C’est une vraie thérapie pour moi. Si je ne commence pas ma journée avec une heure de méditation le matin, je deviens folle. Ça me permet de me ressourcer, de me calmer tout au long de la journée.

Ce n’est pas forcément une pratique facile d’accès. Comment est-ce que tu t’es mise à la méditation ?

J’ai commencé quand je suis allée en Inde avant d’emménager à Berlin. Je traversais un moment difficile. En Inde, j’ai trouvé de très bons professeurs. Ça m’a beaucoup aidée. Ce n’est pas simple quand tu es novice et que tu n’as pas l’habitude de t’assoir en maintenant le dos bien droit. Un des outils principaux est la respiration. Le pouvoir de la respiration, si tu arrives à te guider dans le cylcle, inspirer, expirer, avec un rythme de plus en plus soutenu, en vidant tes poumons complètement, en retenant ton souffle, environ cinq fois, ça t’amène dans cet état de transe. Même si tu commences par des séances courtes, comme 10 minutes par exemple, ça aide déjà beaucoup.


J’ai commencé en Inde, mais ça a pris du temps avant que ça fasse partie de mon quotidien. Je pratiquais de temps en temps, en arrivant à Berlin c’était par phase. Mais maintenant il faut que ce soit tout les jours, c’est comme un médicament. Certains prennent du Valium pour calmer leurs angoisses, moi je fais ça. Et je suis très heureuse que ça fasse désormais partie de ma vie, le pouvoir de la méditation ouvre tellement de portes. Je pratique avant mes sets, quand j’ai une date, je me lève une heure plus tôt pour pouvoir pratiquer la médiation, pour me sentir complètement ouverte et pouvoir donner tout ce que j’ai que j’ai au public. Ça a vraiment changé ma vie.

Ce changement se retrouve dans tes DJ sets et ton travail ?

Oui, à 100%. J’ai vraiment hâte de voir comment ce nouveau processus va se refléter dans mes prochaines productions.

Ton idéal en tant qu’artiste ?

Débarrassée de toute anxiété, arriver à traduire tous les sons qui sont dans ma tête par le biais de la musique, et maintenir cette connection très forte que tu ressens avec le public.

Tu as grandi au Liban. Comment est-ce que ces expériences apparaissent dans ton travail ?

C’est quelque chose que je fais de plus en plus, en particulier dans la musique sur laquelle je travaille en ce moment, j’inclue beaucoup de sons, de samples de batterie et de voix d’origine arabe, c’est une bouffée d’air frais pour moi. Ce pays au passé complexe, mais tellement beau a eu beaucoup d’influence sur moi. C’est dur et très beau à la fois, mais je pense que nous sommes tous comme ça, d’une certaine manière. On est tous complexes.

J’ai parlé des conflits récemment à un média allemand, et le backlash… Il fallait voir les commentaires horribles que j’ai reçu de personnes arabes du monde entier. Je pense qu’ils n’ont pas compris le concept que nous, enfants, avons été affecté·e·s – ils ont été affectés aussi bien sûr, mais ils ne réalisent pas, ils pensent que ça n’a pas représenté grand chose. Alors que ça a été énorme pour nous.

Quand tu connais ce sentiment tenace de peur quand tu es enfant, que tu crains pour ta vie, ça provoque immédiatement un traumatisme sur ton corps. En venant à Berlin, au début dans les deux premiers logements que j’ai occupé j’avais peur de dormir seule. Et je ne savais pas trop d’où ça venait, jusqu’à ce que la méditation me rende plus forte et me fasse faire face à ce problème, la composition aussi. L’EP Weapons of Mass Destruction a été un exutoire de choix pour ça. Les choses vont mieux depuis, j’ai l’impression d’avoir surmonté cette peur, et chaque fois que je produis de la musique, je dépasse un peu plus mes peurs.

Dans le paragraphe descriptif d’une de tes sorties, tu disais que l’expérience du chaos était nécessaire pour réaliser qui nous sommes. Est-ce que tu pourrais développer un peu l'idée que subir le chaos du monde pourrait avoir un effet bénéfique sur nous ?

Tout être humain traverse des périodes douloureuses dans sa vie. Pour pouvoir sortir de cette douleur, tu vas devoir passer par certaines prises de conscience. Donc chaque moment difficile va te permettre d’apprendre quelque chose de nouveau sur toi-même. C’est ce qu’il se passe au niveau individuel – à plus grande échelle, il se passe la même chose dans le monde. La relation entre deux pays est comme la relation entre deux personnes. Si elles se disputent et n’arrivent pas à tomber d’accord... C’est la même chose entre deux pays, qui vont ressentir cet ego, cette colère. De cette expérience du chaos naît toujours quelque chose de beau. Je vois les choses comme ça, et peut être que ça peut sembler un peu naïf, mais tout comme il y a l’obscurité de la nuit, la lune, il y a toujours la renaissance, le retour de la lumière du jour et du soleil.

Tu as aussi expliqué que danser sur de la techno place les gens dans un état de réceptivité particulier, presque méditatif. Peux-tu élaborer un peu ?

Quand les gens dansent – et peut-être que certaines personnes ne vont pas jusqu’à ce stade – mais quand quelqu’un s’ouvre complètement à la musique, prend des drogues ou ressent un sentiment d’euphorie grâce à la musique, il peut devenir lui-même, et s’ouvre à l’énergie des autres. Pour moi, c’est toujours un moment d’une beauté extrême, quand une salle entière devient complètement réceptive, et tu peux le ressentir tout de suite.

... Et c’est la raison pour laquelle tu utilises des samples dans ta musique ?

Exactement. Récemment j’ai commencé à utiliser des mantras, des mots répétitifs en fond sonore, pas trop mis en avant, notamment un mot, « satanama », qui aide à ouvrir plein de choses dans le corps.

Comment tu te sens, quand tu retournes à Beirut ?

Stressée ! Je suis toujours très excitée à l’idée de rentrer, mais une fois sur place, je me dis « Mon Dieu… Faites moi sortir d’ici » !

Donc tu n’imaginerais pas t’y réinstaller de sitôt ?

Certainement pas.

On pourrait dire que tu entretiens une relation de fascination-répulsion pour tes origines ?

Oui c’est vrai, quand je suis ici à Berlin j’ai hâte d’y retourner, de prendre des repas, de me poser avec mes ami·e·s, aller à la plage et passer du temps avec mes proches. Mais une fois que tu y as passé une semaine, que tu as profité de la nourriture et du beau temps, tu ressens l’envie de repartir.

Donc Berlin est ton nouveau chez toi ?

Jusqu’à présent oui, je me sens chez moi à Berlin. C’est comme si j’y avais grandi, c’est un endroit qui m’a beaucoup soutenue.


Propos rapportés par @MarieDapoigny


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