Le festival électronique le plus punk au monde se trouve en Ouganda
Nyege Nyege offre un melting pot jamais vu à la scène mondiale
C’est la saison des pluies en Ouganda, et un timide soleil de septembre se lève derrière la forêt du village de Njeru. Mais sur les berges millénaires du Nil, d’ordinaire si tranquilles à l’aube, se forme depuis 5 ans un spectacle comme on en voit rarement dans la jungle. Sous l’œil circonspect des grenouilles, une assemblée multicolore venue des quatre continents est en transe : 33EMYBW est aux platines. La Chinoise a réussi à ramener devant elle toutes les âmes perdues prêtes à déclarer forfait avec un irrésistible ‘Original Nuttah’ de Shy FX, avant de les achever avec une sélection breaks, techno indus et hardtek. À Nyege Nyege, on ne dort pas : on danse, au-delà de la raison, de l’épuisement, de toute notion du temps.
C’est qu’une bonne partie de l’assemblée en présence, des quelques 300 artistes ou des milliers de fêtard·e·s, a traversé plusieurs océans pour venir. Depuis l'Europe, on n’arrive pas à Nyege Nyege par hasard – il faut compter une vingtaine d’heures de trajet, dont près de 5 heures chaotiques de voiture pour arriver à la petite ville de Jinja, au bord du lac Victoria. De ces longues heures de route, et de son cadre atemporel se dégage le sentiment général d’assister à un moment précieux, hors du temps et du quotidien.
Sous les cocotiers centenaires bordant le lit du fleuve, on a tôt fait de découvrir un cadre digne de Jurassic Park, où les allées accidentées, pavées de pierres, serpentent dans un dédale infini au milieu d’une végétation luxuriante. Dans l’écrin de la Nile Discovery Resort, centre de vacances construit mais jamais ouvert aux structures de béton à moitié en ruine, se tient Nyege Nyege. Un festival, collectif, label (Nyege Nyege Tapes, Hakuna Kulala) et pépinière de talents dédiée à la célébration de l’underground et des sons alternatifs de tout le continent et de la diaspora.
Photo : © Tweny Moments
Nyege Nyege, ou l'« irrépressible envie de danser » dans le dialecte local, est l’entreprise audacieuse de deux passionnés, Derek Debru, citoyen belge né au Burundi d’une trentaine d’années, au regard rieur et à la barbe hirsute, et Arlen Dilsizian, universitaire greco-arménien spécialisé en ethnographie musicale. Ensemble, et grâce à la communauté formée autour du studio d’enregistrement et lieu de vie géré par leurs équipes en plein cœur de Kampala, ils ont provoqué une petite révolution locale, d’une ampleur rarement vue en Afrique sub-saharienne.
Pour les habitants de Njeru et Ninja qui savent flairer la bonne affaire, Nyege Nyege est une aubaine. Cinq jours durant les petites échoppes, vendeurs de cuisses de poulet frit et de chèvre au BBQ, sucettes, dentifrice et Rolex– la spécialité locale à base d’omelette – se bousculent dans l’enceinte du festival et aux alentours. C’est aussi une manne économique importante pour les taxis et conducteurs de boda boda, ces mobylettes qui acheminent, cahin-caha, des brochettes de festivalier·e·s extatiques sans casque sur le site, en serpentant entre les fossés, les nids de poule et les camions de militaires. « Boda-boda est rentré dans le dictionnaire anglais Oxford ! », proclame fièrement le conducteur, alors que nous nous accrochons tant bien que mal à sa ceinture, assailli·e·s par la nuée de moustiques et de papillons de nuit qui scintillent dans son phare jaune.
Dans l’enceinte du festival, les locaux tiennent les stands où l’alcool se vend à 60,000 shillings la bouteille de 75cl, soit environ 15€. D’autres stands vendent des bouteilles de softs, conservées dans de grands bacs à glace. D’autres, à proximité des scènes, sont dédiés à la vente de cocktails, vendus entre 10 et 15,000 shillings – soit entre 2.50 et 4€. Autant dire que l’alcoolisme ne ruine pas en Ouganda. Mais le faible éclairage de certains passages, la présence des pickpockets, la nature accidentée et le dénivelé important du terrain suffisent à calmer les excès des plus téméraires.
Photo: Nyege Nyege 2019, © Bwette Photography
En cinq ans, Nyege Nyege a grandi pour devenir une événement rassemblant près de 10 000 personnes, autour de ses différente scènes. La MainStage est dédiée aux groupes et aux artistes dont les performances empruntent aux musiques traditionnelles locales comme Otim Alpha, pionnier de l’acholitronix, son mélange d’électro et d’acholi, la bande-son des mariages du Nord du pays. Sur les rives verdoyantes du fleuve, devant le lieu historique de la découverte des sources du Nil se trouve la 154 Stage River Bay, l’arène souvent animée de son dub/reggae offrant une vue panoramique sur le fleuve.
Photo: Nyege Nyege 2019, © Bwette Photography
À flanc de colline, devant les berges, on découvre la scène Eternal Disco, où trône un arbre centenaire recouvert de l’iconique masque traditionnel du festival. Ses palmiers couverts de lianes offrent un abri parfois appréciable à la pluie et aux premiers rayons du soleil. La scène DarkStar, temple des sonorités déconstruites et aventureuses en forme d’étoile, abrite un dancefloor rectangulaire bordé de piliers en bétons à moitié en ruine.
La spontanéité tient une place importante au rang des qualités qui font toute la magie de Nyege Nyege, événement d'une taille déjà importante. Il n’est ainsi pas rare de voir des artistes jouer sur des scènes supposées fermées, ou se rassembler dans les chambres d’hôtel pour un petit bœuf improvisé. Pendant toute la durée de l’événement, les backstages restent désespérément vides : car c’est bien sur le dancefloor qu’on trouve les artistes, venu·e·s autant pour performer que pour créer, collaborer et découvrir de nouveaux sons. Le résultat est une atmosphère exceptionnelle, un mélange d’ouverture et de bienveillance que la présence plus ou moins discrète de la police et des militaires, kalachnikovs en bandoulière, ne saurait dénaturer.
Photo: Nyege Nyege 2019, © Bwette Photography
Pour le Réunionnais Jako Maron, qui ouvre la main stage le jeudi soir avec un live sombre et hypnotique teinté de maloya, « c’était la meilleure expérience que j’ai jamais eue en festival, car pour la première fois, je ne me suis pas senti seul. Chaque artiste a quelque chose de spécial à jouer. » Pour beaucoup, Nyege Nyege offre une plateforme unique de rencontres et valorise l’originalité avant tout: « La techno et la house traditionnelle ne sont pas la norme. J’ai senti que c’était l’endroit dédié aux artistes électroniques vraiment originaux », il ajoute.
Et en effet, c’est à Nyege Nyege qu’on découvrira l’impact complètement fou sur le dancefloor du singeli, ce genre d’une frénésie incroyable à 200 bpm né à Dar Es Salam, la capitale tanzanienne. On a rêvé sur le set du duo +243 Angels formé spécialement pour l’occasion, qui ouvrait les hostilités sur la scène DarkStar dès le jeudi soir. Une scène dont on aura d’ailleurs bien du mal à quitter les parages. Fautifs, le feu des sets du malien DJ Diaki, la fureur colorée de l’Américaine Suzi Analogue, les mélodies prenantes d’Hibotep, un set déjanté de Slickback, un live détonnant de Bonaventure et une des belles révélations made in France du festival, Moesha13. Une jeune Marseillaise qui déconstruit hardcore, gabber, kuduro avec une belle couche de rap sauce massilia, avant de jouer une seconde fois le lendemain soir sur la scène Eternal Disco, sans avoir dormi, coiffée d’un masque de guerrière.
C’est aussi là que nous avons pu assister à une rare implosion de dancefloor sur le set gabber de DJ Scotch Egg, aidé des vocaux surpuissants de Martin Kanja, MC metal du groupe kenyan Seeds of Datura. Fait rare pour les marathonien·e·s de la nuit de Mixmag, on finira d’ailleurs par lâcher les armes devant le Marseillais Maraboutage, initialement programmé sur la Bell stage mais qui prolongera la fête jusqu’à épuisement total du dancefloor. Une même assemblée qu’on retrouvera allongée devant la scène quelques heures plus tard, les jambes brisées mais mû par un même refus d’aller se coucher. À une heure avancée de la journée, cet énorme tapis humain symbolise à lui seul toute la passion, la franche camaraderie et l’espièglerie qui font du Nyege Nyege une expérience humaine et musicale unique en son genre.
Photo: Nyege Nyege 2019, © Bwette Photography
D’autres Français·es ont su briller sur place, notamment Bamao Yendé, qui passe sur la scène Eternal Disco après un set magistral du Rwando-Belge DTM Funk, découvert l’an passé aux Nuits sonores de Bruxelles. L’occasion aussi de belles rencontres, comme DJ Pö, venue présenter Poko Poko, sa collaboration avec Rey Sapienz, entre autres claques mémorables comme le set Chicago house surpitchée, footwork et techno d’EQ Why.
Beaucoup repartent des souvenirs, des idées et des contacts plein leurs valises. C’est le cas du Parisien Bamao Yendé, « En tant qu’artiste, j’en ai retiré un grand bol d’inspiration. Je suis rentré à Paris avec des tas de trucs que j’avais envie de tester sur la prod, pas mal de collaboration que j’aimerais bien mettre en place et une envie de digger tout un tas de musique qui arrive pas facilement jusqu’à nous quand on est à Paris, mais les contacts sont faits, ça va être plus simple maintenant ».
Devant les berges du Nil recouvertes de limon fleurissent ainsi des graines d’un nouveau genre : l’heure est à l’innovation, l’hybridation des genres et des cultures. Les artistes viennent de tout le continent – l’Afrique du Sud, le Ghana, le Congo, l’Ouganda et le Kenya sont solidement représentés – mais le line-up représente également un kaleidoscope des genres underground du monde entier, du happy hardcore indonésien de Gabber Modus Opérandi au gadjicore marseillais de Moesha13, en passant par le doom metal ougandais de Veil of Amonition et au grindcore de DUMMA. La diversité à l’œuvre en est saisissante, des jeunes producteurs aux artistes qui ont déjà laissé leur marque sur la scène locale, comme Otim Alpha.
Photo : Nyege Nyege 2019, © Giyo
Certains de ces musicien·nes portent un lourd passé, marqué par la guerre civile et les conflits qui ont touché cette partie du continent ces 30 dernières années. C’est le cas de Rey Sapienz, artiste congolais investi dans un des sous-labels de Nyege Nyege, Hakuna Kulala. Ce chanteur de formation a fui le Congo à l’âge de dix ans en 2000, pendant la guerre, avant de s’installer à Kampala. Il s’est mis à la MAO il y a un an, et rêve de lancer son propre genre, la Congo techno : « Je travaillais sur mes morceaux parfois 12, 14, 16 heures par jour. Pour moi, la production était un moyen d’échapper aux difficultés de la vie ». Sur scène, sa personnalité discrète s’efface – au micro, torse nu devant un dancefloor surchauffé, il saute sur scène en posant sur ses morceaux invoquant les démons du kuduro, du grime et de l’afrobeat.
Dans un pays où l’homosexualité est encore passible d’une peine de prison à perpétuité, toute personne queer arrive avec méfiance et précaution. Mais dès les premières heures du festival, le dancefloor délie les gestes, en dépit de la présence des militaires et de la police locale. À en croire les sourires et les rencontres autour de nous, Nyege Nyege parvient à offrir une bulle de liberté temporaire aux communautés LGBT+. Une bulle bien fragile, à en voir le déchaînement de fureur au sein du gouvernement l’an passé : le Ministre de la morale Simon Lokodo avait tenté de faire interdire la dernière édition, en vain. Selon le quotidien ougandais Observer, un accord a dû être signé entre la police nationale et les organisateurs, proscrivant l’usage de drogue, les actes sexuels et homosexuels sur le site, dont l’accès est ouvert aux forces de l’ordre.
Mais loin des agitations et des fantasmes du gouvernement conservateur, Nyege Nyege n’est pas l’explosion de débauche que pointent du doigt ses détracteurs, ou même des bigots qui y indiquent la présence d”open sex”. Son atmosphère n’en reste pas moins ouverte, intimiste et électrique à la fois. À la fois ode à la rencontre artistique et à la mixité culturelle, il n’en existe pas moins dans un contexte politique complexe, qui dépasse largement la compréhension du festivalier lambda. Que ses organisateurs soient parvenus à pérenniser sa présence sur le sol ougandais reste un vrai tour de force, augurant de bien belles choses pour la scène locale du continent.
Photo : © Tweny Moments
Comme nous le confirmera plus tard l’artiste somalienne Hibotep, membre de longue date du collectif Nyege Nyege, « Le festival est une expérience transformatrice et incroyable pour notre temps, ici, en Ouganda et à Kampala en général, pour tous les jeunes et pour toutes celles et ceux qui viennent défendre leurs idées. C’est un festival ouvert à tous, sans haine ou discrimination, et pour moi c’est la définition même de l’amour et de la musique. »
Il faut le dire, Nyege Nyege n’est pas pour tout public. C’est un festival pour amateurs·rices de son expérimentées. Si vous cherchez une plage ensoleillée où écouter vos tubes techno et house préférés, passez votre chemin. Mais pour les aventuriers et les exploratrices de nouvelles sensations sonores et de rencontres, pour tous les ravers, les amoureux·ses d’infrabasses, de hardcore et de sonorités panafricaines en quête d’une alternative aux sempiternels hangars XXL et aux line-ups à répétition, c’est sans doute aucun une des meilleures destinations au monde.
« Ça te fait prendre conscience de ce que devrait vraiment être un festival », nous confiera DTM Funk lors de son passage à Paris quelques jours plus tard. Et en près de 15 ans à arpenter le circuit festivalier mondial, en quittant la forêt de sourires qui nous entourent le dimanche soir, sur des jambes qui ne nous portent plus, on ne peut que se ranger à son avis : l’Ouganda a bien des leçons humaines et musicales à nous apporter.