La scène électronique tunisienne va-t-elle enfin connaître l’explosion qu’elle mérite ?
Une scène électronique qui ne demande qu’à s’ouvrir au monde
Des hauteurs de Sidi Bou Saïd (سيدي بو سعيد), un panorama magnifique s’offre à vous : en face, les thermes de Korbous et entre les deux, la méditerranée qui apporte un peu de fraîcheur sur les journées brûlantes de la côte tunisienne. La halte dans ce village aux maisons blanches et bleu est un passage obligé pour quiconque visite Tunis. D’en haut, on ne se douterait presque pas qu’une fois la nuit tombée, la capitale résonne aux sonorités de la house et de la techno. Et pourtant, depuis quelques années, de nombreux lieux culturels et collectifs ont vu le jour. Leur point névralgique : Tunis. État des lieux d’une scène électronique tunisienne qui ne demande qu’à s’ouvrir au monde.
« Under Couvre Feu », un précurseur de la fête libre et engagée
Avant l’arrivée des Dunes Électroniques en 2014 et d’autres grands événements rassemblant les amateurs de house et de techno, la jeunesse tunisienne vivait déjà au rythme des musiques électroniques. La preuve avec cette vidéo datant du 5 février 2011 et filmée lors de l’événement « Under Couvre Feu » se déroulant pendant le couvre-feu décrété sur Tunis et sa région.
Nous sommes alors en plein dans la révolution tunisienne qui, rappelons-le, a coûté la vie à près de 340 personnes. Cet événement brave les interdits, et 1 200 personnes se retrouvent à danser dans le but de récolter des fonds pour venir en aide à l’hôpital de Sidi Bouzid, ville charnière dans la révolution populaire tunisienne : c’est ici que le jeune Mohamed Bouazizi s’est tragiquement immolé par le feu deux mois plus tôt. Cette soirée, organisée par Haythem Achour, connu sous son nom de scène Ogra, est sans aucun doute l’événement le plus caractéristique des débuts de l’effervescence de la scène électronique tunisienne. En pleine révolution, des centaines de Tunisiens se sont retrouvés pour contester l’ordre établi.
Une révolution culturelle
Six ans plus tard, Amal Bint Nadia, activiste engagée et membre du collectif Fabrika, fait le pont entre la révolution populaire et la révolution culturelle : « Il y a une certaine révolution qui est en marche et je crois qu’aucune révolution ne peut fonctionner s’il n’y a pas de révolution culturelle qui l’accompagne ». Elle rappelle cependant que rien n’est encore gagné : « On a des artistes alternatifs en Tunisie - on utilise ce terme pour décrire les artistes hors-système, ceux qui ne sont pas régis par la loi. Selon moi, être régi par la loi c’est absurde, car normalement le Ministère de la Culture doit faciliter la création artistique et non pas la régir. Si l’on en est encore à la régir, cela veut dire que l’on n’a pas avancé depuis le régime Ben Ali qui contrôlait absolument tout. »
Lors de la première table ronde sur les musiques électroniques qui s’est déroulée au Wax Bar le 1er juillet, Trappa (du collectif Debo) soulève lui aussi l'impact du gouvernement cœrcitif de Ben Ali sur l’état actuel de la scène électronique tunisienne : « Avant en Tunisie il y avait des mouvements de culture, d’art, mais pendant la période Ben Ali cela a laissé place à une certaine médiocrité qui a mené à une rupture. Des années après, on a tout reconstruit. Il y a eu la formation de certains collectifs, il y a eu plus d’artistes, de passionnés, de festivals, de spectacles, mais certains problèmes sont toujours existants. »
Le statut du DJ
Les problèmes auxquels fait allusion Debo ralentissent l’explosion de la scène électronique tunisienne. Et le plus important d’entre eux est la non-reconnaissance d’un statut officiel pour les DJs. Lors de la table ronde, Amine Benali (Underground Source Records), fait une comparaison intéressante : « En France, des DJs sont décorés par l’État. Chez nous, ils ne savent même pas qu’il est possible de faire de la musique sans instrument, avec un simple ordinateur ».
Pendant cette conférence exceptionnelle – c’est la première fois qu’autant d’acteurs se rassemblent avec comme but commun de faire avancer les choses, enfin – l’idée d’une carte professionnelle pour les DJs est avancée. Celle-ci leur permettrait d’être enfin être reconnus juridiquement et de pouvoir obtenir des visas plus facilement afin de se rendre à l’étranger. Tous les acteurs présents ne sont pas d’accord sur ce point : certains préféreraient qu’une structure indépendante confère un statut au lieu que celui-ci soit accordé par l'Etat. La discussion avance et ils commencent à imaginer la création d’un syndicat puis d’une fédération de la culture électronique en Tunisie. Certainement la meilleure solution pour enfin se faire entendre d’une seule et même voix auprès du gouvernement.
La richesse tunisienne
Mais qu’a donc la Tunisie de plus à offrir en matière de musique électronique ? C’est une question soulevée pendant la conférence, notamment par Ahmed Loubiri, directeur artistique du festival Ephémère : « Il y a un grand gap entre ce que peuvent offrir les festivals étrangers et ce qu’offre la Tunisie dans ce secteur. Il faut savoir qu’en Europe, en Amérique du Nord et ailleurs, il y a des centaines de festivals chaque week-end. Que peut-on offrir en plus de ce qu’il y a ? »
Qu’offrir de plus ? Notre court séjour en Tunisie dans le cadre de la Fabrika Connexion Experience nous aura permis de trouver certaines réponses, au moins pour la ville de Tunis. Tout d’abord avec des artistes, comme la talentueuse Denna Abdelwahed qui fait de plus en plus parler d’elle. Mais aussi Hamdi Ryder, qui a l’art d’enchaîner les galettes avec une précision remarquable et qui organise les soirées underground appelées Secret Vibes.
Des lieux aussi, comme le Carpe Diem qui a accueilli la toute dernière édition de Fabrika où nous avons pu voir Thylacine mais aussi Cristi Cons et Dewalta. Et que dire de Yüka, un récent complexe qui une fois la nuit tombée se transforme en un club ahurissant, avec une piscine d’un côté, et la mer de l’autre ? Il y a également le Wax Bar, coup de cœur que nous avons pu découvrir en journée avec des enfants qui faisaient des bombes dans la piscine, et le soir sous son aspect le plus festif lors de la soirée Downton Vibes. C’est peut-être là une réponse possible : la Tunisie ne dispose peut-être pas d’un grand nombre de clubs mais ses espaces sont des plus agréables et surtout, ils profitent à tout un chacun puisqu'ils sont souvent ouverts la journée.
Aussi, le patrimoine tunisien est également un atout pour attirer le public étranger. Peut-être faudrait-il miser encore plus là-dessus ? Certains, comme Panda Event, l’avaient déjà fait lors des Dunes Electroniques qui ont rassemblé de nombreux amateurs de musiques électroniques venus faire la fête dans les décors de la célèbre planète Tatooine. Et en dehors de la scène électronique tunisienne, il existe des collectifs comme Doolesha qui ont à cœur de partager leurs passions pour la Médina et qui n’hésiteront pas à transmettre leurs savoirs au cours d'une ballade.
Les artistes invités ne sont pas insensibles au charme de la Tunisie et de l’effervescence actuelle : Thylacine, croisé après son live à Fabrika, se confiait à ce sujet : « J’adore voir comment les gens font de leur maximum quand ils croient en quelque chose, et c’est le cas ici. Tout l’après-midi j’ai pu voir des bénévoles se démener pour que la déco soit parfaite. Ca fait vraiment plaisir ! »
Si la scène électronique tunisienne n’a pas encore connu l’explosion qu’elle mérite, cela ne saurait tarder. La ferveur actuelle laisse présager de bonnes choses pour les mois et années à venir. De nouvelles perspectives impossibles à réaliser sans l'implication complète et sincère des pouvoirs locaux dans la belle aventure électronique de leur pays.
Photos de couverture : Francis Hugh