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Reportage

Bruxelles, une capitale de la musique électronique en devenir

Dans le labo urbain d’une scène alternative en pleine effervescence

  • M. Dapoigny | Photo : © Brice Robert
  • 26 October 2018

Idéalement située à moins de deux heures de train de Paris et forte d’une scène électronique vivace, souvent sous-estimée, Bruxelles est bien un vivier de la scène internationale. La cible parfaite pour un export de la formule gagnante du festival Nuits sonores : sortir la techno des hangars pour en faire une célébration artistique et urbaine. Cette année, la fête s'organise en synergie avec BOZAR, musée et centre culturel pluridisciplinaire. 72 heures d’expériences alternatives de pointe, au cœur du QG du projet européen.

Le soleil de septembre se couche derrière l’imposant centre d’art contemporain de Bruxelles : le BOZAR. Un nom qui tranche avec sa stature et représente à lui seul le pragmatisme et l’humour local, à quelques années lumières de la pompe institutionnelle française. Une foule hétéroclite se rassemble sur le parvis : OKO DJ, membre du label BFDM et du collectif Bruits de la Passion, a commencé à chauffer l’assemblée, suivie des quarantenaires de Front de Cadeaux et leur technique de mixage à la bruxelloise ; du 33RPM à +8%. Leur beats tantôt acid, tantôt futuristes font danser une foule hétéroclite ; un vétéran en jogging Adidas coloré donne une leçon de pop & lock aux jeunes badauds et connaisseurs derrière lui.

Dans la capitale d’un pays aux deux langues qui ne s’entendent pas toujours, la musique est volontiers multiculturelle, accessible et fière de l’être. Ce soir, le dancefloor invoqué pour l’ouverture du festival Nuits sonores & European Lab Brussels ne dira pas le contraire ; sur les visages rieurs, l’anticipation de trois jours et deux nuits de fête aux quatre coins de la ville.

Scènes alternatives, politiques européennes et urbaines : au cœur du débat

Impossible de manquer les stands des délégués de l’Union Européenne. Ils sont là pour inciter les jeunes électeurs à voter au scrutin de mai 2019 : si la participation aux élections européennes est obligatoire en Belgique, elle ne l’est pas dans la plupart des états membres. L’inquiétude est là, face à de faibles intentions de vote qui soulignent le manque de connexion entre l'administration et ses citoyens, un sentiment d’urgence né de la montée des nationalismes.

L’European Lab est lui-même né d’une initiative visant à favoriser les échanges culturels autour du projet européen. Sur cette édition, il est parvenu à rassembler une quarantaine d’intervenants sur huit panels de discussion et soulever des pistes de réflexion sur la possibilité de fonder un média européen. En rassemblant différent acteurs culturel belges sur ses forums, le projet renforce son rôle de médiateur local.

Le format “conférences” a toujours sa place dans les festivals européens soucieux de s’inscrire dans une démarche institutionnelle ; de l’Amsterdam Dance Event au Sónar en passant par le tout jeune AVA Festival en Irlande, elle sont un bon moyen de rassembler jeunes curieux et professionnels avertis autour des enjeux actuels.

Là où certaines tombent dans l’écueil des chambres d’écho des pros de l’industrie, European Lab rassemble une agora citoyenne et invite des représentants de la mairie sur le plateau « L’avènement de la culture clubbing à Bruxelles et comment elle devrait se préparer à l’avenir » : un vrai dialogue entre acteurs de la nuit, citoyens et autorités qui débouchent sur des problématiques et actions concrètes.

« Nous sommes vraiment heureux que les citoyens soient à l’origine de ces initiatives, et c’est un plaisir pour nous d’être là, de faire partie de la discussion », dit Emmanuel Angeli, conseiller culturel à la ville de Bruxelles. « Il y a une place, au centre-ville, pour la culture alternative (…) la culture a sa place. Les gens qui travaillent, qui vivent, qui visitent ont leur place aussi, et notre rôle est de trouver l’harmonie dans tout ça (…), soutenir toutes les initiatives qui vont dans ce sens et de rassembler les gens. »

C’est que la vie nocturne bruxelloise a le vent en poupe : entre la rénovation historique du FUSE, la réouverture du Mirano qui vient aussi de faire peau neuve, quatre jours de Nuits sonores & European Lab, le lancement du concept HANGAR – des soirées trimestrielles sur un ancienne friche industrielle d’Anderlecht – les 40 événements du Brussels Electronic Marathon en octobre, les BOZAR Nights qui allient expo et concerts électroniques, la conférence internationale des NIGHTS2018 en novembre et l’expo « Night Fever. Designing Club Culture 1960 – Today » au musée du design, on peut dire qu'en 2018, Bruxelles s’est mise à l’heure électronique. Ville cosmopolite au positionnement volontiers international, elle est d'ailleurs la cible rêvée d’une industrie qui s’exporte.

Photos : © @MarieDapoigny

Le lendemain sur le parvis du MIMA, un responsable détaille à une assemblée circonspecte tous les bienfaits du musée sur la scène graffiti locale, sur fond des coups de brosse consciencieux d’un employé qui s’applique à effacer un tag de son mur extérieur. L’underground à la javel.

Bruxelles n’échappe pas aux contradictions qui touchent la scène électronique mondiale. Son milieu alternatif pris entre l’attrait de l'institutionnalisation et l’irrévérence si essentielle, comprise dans son ADN. Les tensions qui tiraillent la musique électronique se retrouvent chez les street artists au statut encore précaire, dont les œuvres nées dans l'illégalité font un passage parfois complexe de la rue aux murs des galeries et aux atmosphères calfeutrées des maisons d’enchères.

À cette ambivalence inéluctable, Arty Farty répond par une offre événementielle à 75% gratuite sur cette édition – un credo qui rejoint celui du BOZAR, qui mise sur l’accessibilité de la culture “savante” et populaire au plus grand nombre. Le projet fédère artistes underground et acteurs bruxellois.

Le parcours Extra!, des projets fous à l’expérience collective

Comme sur sa formule lyonnaise, Nuits sonores a importé son parcours Extra! cette année dans la capitale belge, conviant les collectifs locaux à offrir des expériences inédites, en accès libre. Impossible de rester insensible au projet Subwater Music, un live ambient techno subaquatique du producteur – et maître nageur – Romain Poirier aux Bains de Bruxelles. Son fascinant système de diffusion amphibie intrigue. On envie les nageurs qui flottent, littéralement, sur ses nappes de synthé expérimentales.

Ou le rêve éveillé de OhMyGarden & .contra punctum, un projet qui remet en valeur les jardins urbains, publics et privés avec une décoration DIY, des lives entre électronique et acoustique. Au-delà des platines, les épicuriens auront même eu droit à un b2b de chefs, Glen Ramaekers et Vincent Florizoone au Humphrey, dans les locaux de [PIAS]. Un vrai battle de casseroles en sept plats assortis de bières et vins ; un aperçu savoureux de la nouvelle gastronomie belge.

Des découvertes électroniques dans les plus beaux lieux de la ville

Qui dit Nuits sonores, dit line-up multicolore, connaisseur et riche en surprises, Elles étaient bien au rendez-vous cette année à Bruxelles et à cet égard, Arty Farty ne déçoit pas. La direction a pris le pari de faire davantage de place aux talents locaux et aux projets internationaux transversaux, souvent en marge de l'esthétique dancefloor. Avec le parcours gratuit The Loop le vendredi soir, le festival a tenu son pari d’offrir un vrai marathon musical, pointu et à l’image de la diversité culturelle de la ville.

Entre les 10 événements proposés dans divers établissements du centre-ville ce soir là, le public avait l’embarras du choix. On s’est laissé séduire par le takeover du label d’Antwerp Foot Juice au dernier étage du Beursschouwburg, où le chicagoan DJ Taye, signé sur la maison-mère du footwork Teklife a produit un des sets les plus intéressants du festival, suivi de près par le Motel, DJ et beatmaker de la scène rap belge en b2b avec DMT Funk, le boss du label Foot Juice.

Dans un lieu tenu secret jusqu’à la dernière minute, l’immense Palais de la Dynastie, grande bâtisse du Mont des Arts dont la façade aux longues fenêtres a des airs de Berghain, le public est aussi venu en nombre. Une longue file d’attente à l’entrée attend les plus tardifs. À l’intérieur, on a pu apprécier le set du DJ norvégien Telephones et le feu de l’Anglaise Josey Rebelle, entre techno, indus et rhythmes carribéens.

C’est dans l’enceinte majestueuse du BOZAR qu’ont lieu les performances du samedi soir, avec une programmation entre pointures internationales et nouvelle vague. Si la diversité est bien au rendez-vous, elle affecte parfois l’atmosphère : un peu étrange de passer de la pénombre du dancefloor animé par la house hypnotique d’un Lil Louis au jazz fusion du groupe Brzzvll, coincé·es entre les accoudoirs d’un strapontin en velours.

On ne regrette cependant pas d’avoir pu s’échauffer sur les trois voix maliennes à la soul incroyable du supergroupe Les Amazones d’Afrique. Ou d’avoir découvert le live intrigant de la Bruxelloise Céline Gillian avant de s’émerveiller devant le funk et le boogie rétro de Brazzvll, un live de sept musiciens entre drum pad électronique, saxos et clarinette.

Côté dancefloor, Die Orangen ont offert un live progressif, entre abstract et techno. S’il accusait de quelques longueurs au départ, la montée en puissance était certaine et immersive, si ce n’est peut-être tempérée par la luminosité ambiante, qui vous rappelle qu’on est tout de même bien dans un musée et pas dans un sous-sol berlinois.

Le clou du spectacle ce soir là reste la performance conceptuelle enflammée du fer de lance du son global bass, figure de feu Buraka Som Sistema, le phénomène kuduro des ghettos de Lisbonne : Batida et son Perfect DJ set. Pourtant, on ne le verra pas sur scène ce soir. À sa place derrière les platines, un mannequin, le bras levé pour voir « combien de temps on peut applaudir un bras en l’air ». Et un avertissement qui retentit dans la salle : « On a perfect DJ set with the perfect audience, 99% of the entertainment value is assured by the audience [...]. This is not a perfect DJ Set ; I didn’t bring carbon dioxide. And I won’t be playing any song you already know. So if this doesn’t work, the responsibility is mostly... yours. »

Son coup de maître confronte la génération Instagram à ses propres travers et offre une critique délicieusement acerbe des tendances du DJ-system à grand renforts de hashtags ironiques (#AfricaIsNotACountry, #ThisMakesNoSense, #InstagramThis). Ça ne l'a pas empêché de mettre le feu sur le dancefloor dès les premières secondes de son set grâce à sa sélection global bass et l’énergie immédiatement contagieuse des danseurs professionnels dissimulés dans la foule. Une performance tellement percutante que les sets suivants de DJ Tennis, Jennifer Cardini et Or:La font presque pâle figure en comparaison. Mais mission accomplie pour le festival, qu’on quitte à regret, des souvenirs plein la tête.

« Bruxelles arrive », disait Roméo Elvis en 2016. Et elle ne s’est pas arrêtée en si bon chemin : elle offre l’exemple rafraîchissant d’une ville pleinement consciente du potentiel culturel et touristique de sa vie nocturne. Avec humilité, recul et la conscience des progrès qui restent à accomplir dans la mise en place de politiques efficaces, plus la perspective du lancement de tout un département dédié à la nuit, Bruxelles est bien la bonne élève de la scène électronique européenne. Binôme idéal donc avec Nuits sonores, tête de classe des festivals électroniques français. : l'alchimie est parfaite.

@MarieDapoigny

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